Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hugo (Victor) (suite)

Cette dénonciation du projet par le recueil même n’est pas, comme dans le cas de Dieu ou de la Fin de Satan, un obstacle à l’achèvement, puisque le livre se présente comme le premier d’une « série » dont il n’importe pas qu’elle ait ou non une fin. La Légende apporte aux anciens conflits une solution satisfaisante en sauvegardant le poème fermé sans compromettre les chances de la poésie ouverte. La beauté plastique, l’enchantement du monde y font leur réapparition : le poème se fait objet esthétique. Hugo, qui avait perdu par ses écarts métaphysiques sa clientèle d’antan, retrouve la faveur de ceux qui vont devenir les Parnassiens. Il va même se remettre un temps à la Fin de Satan, y introduisant une série de tableaux bibliques qui accentuent le caractère épique aux dépens de l’Apocalypse, en particulier « le Cantique de Bethphagé », paraphrase somptueuse du « Cantique des cantiques », et qui montrent qu’une page importante est tournée. Cela ne suffit naturellement pas à rendre possible l’achèvement du poème, car les obstacles demeurent. Mais cela permet peut-être de réveiller Jean Valjean, ce frère de Satan qui, depuis 1848, attend la résurrection. En 1860, Hugo se tourne vers l’épopée en prose et reprend les Misérables. Tout, désormais, se tient dans la création hugolienne, tout se compense et s’équilibre. Épopée en prose, le roman est évidemment une solution, un moyen de faire taire les voix de l’abîme. Même lorsqu’il est de toutes parts dépassé — et Hugo utilise abondamment la digression, qui permet précisément ce dépassement —, même lorsqu’il représente la « conscience humaine », le héros est borné par un destin individuel, qui s’épuise avec sa vie. Sa mort rassure. Le roman, qu’il s’agisse des Misérables, des Travailleurs de la mer ou de l’Homme qui rit, devient ainsi, à la différence du poème, l’épopée qui peut s’écrire : une épopée messianique, dans laquelle un représentant élu du Peuple-Christ sera à la fois rédempteur et rédimé dans un combat sans cesse renouvelé contre les forces sombres, mais qui, en faisant l’économie de l’Apocalypse, sauvera Hugo de la paralysie le menaçant. Ce n’est pas un hasard si le seul roman qui soit un demi-échec, Quatrevingt-Treize, se trouve être le roman de la Révolution française.

Les dernières années d’exil, entre les Misérables et les Travailleurs de la mer, sont marquées par la résurgence d’une autre forme de la rédemption. Avec les Chansons des rues et des bois, en effet, c’est la poésie qui reprend ses droits : la poésie, c’est-à-dire ce qui unit et non ce qui divise, la figure de la vie et non la quête mortelle. Le ton du recueil, relativement dépourvu d’inhibitions, a choqué. Comment ne pas voir, cependant, qu’il s’agit d’un autre aspect de la même démarche, le même recours au romanesque salvateur (qui prend ici les apparences trompeuses d’une autobiographie) ? Le renoncement à l’Apocalypse renouvelle la méditation sur la liberté. Lorsque Hugo rentre en France, en 1870, il a derrière lui toute cette œuvre immense, sommets et projets condamnés à l’inachèvement. Il est, en réalité, au seuil du dernier exil. Happé par la lutte politique, dans laquelle il se sent de moins en moins à l’aise, il choisit, une fois encore, de se retirer du jeu parlementaire. Très entouré, il reste étrangement seul, peu utilisable par ceux qui s’abritent sous son nom. Il refuse la Commune, mais offre asile à ceux qui ont échappé aux Versaillais. Il ne cessera plus de réclamer pour les condamnés une amnistie totale. Il écrit encore beaucoup, et les recueils succèdent aux recueils, mais ce sont des œuvres un peu mineures, qui complètent un personnage de grand-père barbu veillant au salut de la République. Lorsqu’en 1878 il est frappé d’une congestion cérébrale qui met fin à sa vie créatrice, il lui reste dans ses tiroirs assez d’inédits pour continuer à faire illusion, assez même pour obéir à une ancienne injonction de la table parlante et pour continuer de parler au-delà de la mort. En contrepoint aux funérailles nationales se fait entendre un soupir de soulagement que Hugo avait eu l’esprit de prévoir : il avait enfin « désencombré l’horizon ».


Littérature et liberté

Les prises de position théoriques de Hugo sont souvent méconnues. Quelques titres de chapitres, « les Esprits et les masses », « le Beau serviteur du vrai », ont suffi à donner mauvaise réputation à William Shakespeare. La collusion du conservatisme politique qui, devant Hugo, ne désarme jamais et d’une littérature d’avant-garde de plus en plus hermétique dispensait de lire de plus près ce livre, que l’on pouvait, au seul vu de la table des matières, déclarer périmé.

Il n’est pourtant nullement question, chez Hugo, de prôner la subordination de la littérature ou de l’art aux vérités du moment, ou d’en faire des instruments de propagande. En fait, c’est toujours de littérature qu’il s’agit et d’un renversement proprement révolutionnaire du dogme esthétique. Le beau n’est plus pour Hugo le respect d’une norme, l’acceptation d’une tradition. Les règles n’existent pas hors du jeu, entre les mains d’une confrérie d’initiés, les doctes.

L’opposition de Hugo à toute position normative, ses attaques contre le « bon goût », considéré comme une castration, ses revendications anciennes en faveur de ce qu’il nomme la « liberté dans l’art » prennent un sens à l’intérieur d’un système totalement cohérent : elles ne sont pas une défense effrénée de l’individualisme, mais une tentative pour fonder une esthétique de la dé-mesure, c’est-à-dire une conception projective de la littérature, qui ne se ramène jamais à une confrontation avec un modèle, mais qui est pur dynamisme. À ce titre, Hugo peut, à bon droit, considérer son livre comme le « manifeste littéraire du xixe siècle ». Le choix, contre toutes les tentatives d’objectivation du fait littéraire, de la littérature comme projet est, dans le système hugolien, parfaitement cohérent. Il n’existe pas de norme du beau, parce qu’il n’existe pas de norme du vrai et que la quête sans espoir d’un absolu qu’on peut atteindre ne peut pas se dire dans un système de formes closes. La libération par la littérature exclut nécessairement un âge d’or qui serait retour à la norme rêvée.