Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

francophones (littératures) (suite)

L’occupation américaine de 1915 à 1935 produit un traumatisme qui incite les uns à chercher le salut dans les méthodes anglo-saxonnes, d’autres à se réclamer plus que jamais de la culture française, d’autres encore à redécouvrir leurs racines africaines. Une école « indigéniste », qui trouve ses premiers organes en 1927 dans la Revue indigène et la Trouée, dominera tout ce qui suivra. Elle a des précurseurs : Duraciné Vaval, dont les Stances haïtiennes datent de 1912 ; Antoine Innocent, dont le roman Mimola, dès 1906, mettait en scène la psychologie rurale et les croyances du Vaudou. Elle reconnaît pour maître un ethnologue, Jean Price-Mars, qui est aussi historien et critique et dont l’œuvre principale, Ainsi parla l’oncle, marque en 1928 une étape décisive. Jusqu’au terme de leurs longues vies, Dantès Bellegarde et lui incarneront, en face l’un de l’autre, les deux tendances complémentaires qui se partagent l’âme haïtienne. Les poètes qui débutent aux approches de 1930, Constantin Mayard, Léon Laleau, Émile Roumer restent fidèles à la technique du vers traditionnel, mais ils s’en servent pour traduire ce partage ; et bientôt viendra le surréalisme avec sa plongée dans le subconscient. Il suscite des poètes révolutionnaires chez qui s’entremêlent les revendications raciales et sociales et qui rejettent l’esprit, les bienséances, la prosodie de la bourgeoisie mulâtre. Jean-F. Brierre optera pour l’Obélisque contre l’Arc de Triomphe ; Félix Morisseau-Leroy annoncera, en prose et en vers, les plénitudes à venir et tentera de promouvoir la langue créole en y adaptant Antigone ; Roussan Camille (1915-1961) livre un « assaut à la nuit » ; René Dépestre (né en 1926), rallié au communisme, convie les déshérités de partout, nègres et prolétaires, à s’unir pour une « nouvelle création ».

En cela il s’écarte de Price-Mars pour suivre un autre chef de file, Jacques Roumain (1907-1944), dont les Gouverneurs de la rosée, en 1944, ont obtenu un succès international. Le genre romanesque suit, en effet, à peu près la même courbe que la poésie : d’abord, il raconte les conflits nés de l’occupation américaine (Léon Laleau, le Choc, 1932 ; Stéphen Alexis [né en 1890], le Nègre masqué, 1933), puis il décrit la vie paysanne, avec Jean-Baptiste Cinéas et surtout les frères Pierre et Philippe-Thoby Marcelin, dont Canapé-vert, publié à New York en 1944, reçoit un prix du roman panaméricain ; les préoccupations sociales affleurent dans le Viejo de Maurice Casséus (1935), la Récolte de Félix Morisseau-Leroy (1946), les Semences de la colère d’Anthony Lespès (1949), Bon Dieu rit d’Edris Saint-Amand (1952) ; elles tournent au communisme militant chez Jacques Stephen Alexis (1922-1961), mort tragiquement au cours d’une tentative de débarquement révolutionnaire, et dont les trois romans se caractérisent par une langue chaude, enveloppante, une passion contenue qui les classent au premier rang.

La fermentation de l’immédiat après-guerre a diminué depuis lors. La production s’est raréfiée ; beaucoup d’écrivains se sont dispersés à l’étranger. Il ne manque cependant pas de jeunes poètes, les uns fidèles à l’inspiration patriotique, les autres plus voisins du surréalisme, comme Villard Denis dit Davertige (né en 1940) dans Idem (1965). Et Marie Chauvet, après des romans historiques, a donné, sous le titre Amour, colère, folie (1968), un triptyque où une atmosphère tendue, oppressive se charge de hantises fantastiques. Mentionnons enfin, en dehors de toutes les écoles, le renouveau de l’histoire, soit par des interprétations sociologiques chez Hénoch Trouillot, soit par l’exploration des archives chez un Alfred Nemours, qui reconstitua naguère les opérations militaires de la guerre d’indépendance, ou chez Jean Fouchard, qui révèle la vie intellectuelle et théâtrale de l’époque coloniale.

Jean Price-Mars

(Grande-Rivière-du-Nord 1876 - Port-au-Prince 1969). Jean Price-Mars descendait de Jean-Baptiste Mars dit Belley, député de Saint-Domingue à la Convention nationale, dont le portrait par Girodet-Trioson figure au château de Versailles. Son père avait ajouté à son nom celui de Price en l’honneur d’Hannibal Price, qui écrivit un gros ouvrage sur la Réhabilitation de la race noire. Médecin, il étudie à Paris et se met en rapport avec Gustave Le Bon, dont il entreprend de réfuter les théories « raciales ». Il remplira dans son pays les plus hautes fonctions, couronnées par le rectorat de l’université d’Haïti et par l’ambassade de Paris. Il fut un des collaborateurs de la Ronde. Son œuvre abondante ne prend cependant la forme du volume qu’assez tard, avec la Vocation de l’élite (1919), suivie en 1928 par Ainsi parla l’oncle et en 1939 par la Formation ethnique, folklore et culture du peuple haïtien. Elle porte surtout sur l’ethnologie, discipline qu’il a popularisée chez ses compatriotes, mais comprend aussi de nombreuses études historiques parmi lesquelles on retiendra son livre sur la République d’Haïti et la république Dominicaine (1953).

Jacques Roumain

(Port-au-Prince 1907 - Mexico 1944). Jacques Roumain a débuté par des vers, Appel (1928), puis par des nouvelles, la Proie et l’ombre, et par un roman paysan, la Montagne ensorcelée (1931). C’est en 1934 qu’il adhère au communisme, ce qui lui vaut un long exil. De retour à Port-au-Prince, il y fonde en 1941 le Bureau d’ethnologie, puis devient chargé d’affaires à Mexico, où il meurt prématurément. Son roman le plus célèbre, Gouverneurs de la rosée (1944), traduit en dix-sept langues, et ses poèmes, intitulés Bois d’ébène (1946), sont posthumes.


Littérature antillaise et guyanaise

La Martinique, la Guadeloupe sont politiquement françaises depuis trois siècles, et leur meilleur poète, Saint-John Perse*, relève purement et simplement de la littérature française, quelles que soient les allusions de ses Éloges à son île natale. Leur population est cependant en grande partie d’origine africaine, et ses porte-parole ont joué un rôle insigne dans le mouvement de la « négritude* ». Indépendamment d’isolés comme Gilbert Gratiant (né en 1901), auteur notamment d’un Credo des sang-mêlé (1948), ce mouvement, après le manifeste d’Étienne Léro (1909-1939), Légitime Défense (1932), trouve son expression pendant la guerre dans la revue Tropiques, et l’un de ses « trois grands » — avec L. S. Senghor* et L. G. Damas (né en 1912) — dans la personne d’Aimé Césaire. Militant, Césaire exalte sa race sans tomber dans un racisme à rebours, adhère momentanément au communisme puis s’en détache, sans cesser de se situer à l’extrême gauche ; son Cahier d’un retour au pays natal (1939) inaugure une œuvre abondante, poésie, essais, théâtre. D’autres poètes, administrateurs en Afrique, ont authentifié par ce contact direct leur retour aux sources, ainsi Paul Niger ou Guy Tirolien (Bulles d’or, 1960). Parmi les romanciers, on retiendra Édouard Glissant, qui est aussi poète et dont la Lézarde (1958) et le Quatrième Siècle (1964) évoquent, à la façon d’épopées, l’histoire martiniquaise. Le sociologue Frantz Fanon (1925-1961), passé au service de la révolution algérienne, a donné des analyses qui sont aussi des appels et apportent au tiers monde presque l’équivalent de ce que fut pour le prolétariat le Capital de Karl Marx.