Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

Dans son propre système tragique, il tente divers renouvellements : Don Sanche d’Aragon, Tite et Bérénice, Pulchérie sont des « comédies héroïques » : Œdipe, une refonte moderne que gêne l’impossible parallèle avec Sophocle ; Sophonisbe, une reprise, remodelée par la pensée politique cornélienne, d’un vieux succès de son ancien rival, Jean Mairet ; Agésilas, un essai de tragédie « enjouée », toute fondée sur des dialogues feutrés, un style familier et un humour qui fardent les visages et les cœurs, étouffant volontairement le pathétique et le tragique internes, suivi d’un Attila, tout en éclats, qui accuse une technique diamétralement contraire ; Tite et Bérénice, Pulchérie et Suréna enfin, trilogie de l’immobilité et de l’épanchement lyrique constamment et mal retenu —
Ne vous abaissez pas à la honte des larmes...
La tendresse n’est point de l’amour d’un héros...
—, dont toute l’action repose sur la longue souffrance passive de personnages méconnus de leur entourage même.


Hors du théâtre

Hors de son théâtre, les œuvres de Corneille ne fournissent que des repères intéressant sa biographie. Il est étrange qu’on ait conservé si peu de sa correspondance : vingt-quatre lettres, dont plusieurs sont des papiers d’affaire.

Parmi la centaine de poésies conservées, quelques œuvres présentent un intérêt particulier. Les Mélanges, publiés avec Clitandre en 1632, renferment la veine gaillarde des premières comédies. Une Mascarade des enfants gâtés (saynète pour étudiants ?), des épigrammes, des chansons témoignent de l’admirable plastique de la langue de Corneille, dès ses débuts littéraires. Une Excusatio latine et l’Excuse à Ariste, refus d’œuvres de commande, accusent, dès 1653, l’orgueil tranquille et l’indépendance de l’écrivain ; le quatrain sur Richelieu qui s’achève sur les vers fameux :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien
fixe les rapports du poète avec son premier « protecteur »... Sonnets, stances, madrigaux, remerciements, pièces officielles du règne de Louis XIV confirment la bonne humeur, la facilité de plume et l’attachement monarchique de Corneille, dont on a d’autres témoignages.

Parmi ses œuvres chrétiennes — cinquante Psaumes, Office de la Sainte Vierge, Hymnes du bréviaire, Hymnes de sainte Geneviève, Hymnes de saint Victor, —, il faut faire une place toute particulière à la traduction de l’Imitation de Jésus-Christ, pour sa beauté poétique propre d’abord, mais aussi en raison de l’éclairage qu’elle apporte au théâtre cornélien.

Treize mille vers : Corneille les publie en cinq fragments ; vers la fin, il ne cache pas une certaine lassitude. L’œuvre, tout orientée vers l’humilité et l’obéissance, ne semblait guère s’accorder avec l’inspiration cornélienne, et certes, dans le livre IV surtout, où se multiplient les conseils de pratique religieuse, Corneille ne cherche rien que la fidélité à l’esprit de son modèle.

Toutefois, les grands principes de l’ouvrage — arrachement à la nature, élimination de l’amour-propre, connaissance assurée, volonté réglée sur le vouloir divin — concordent en de multiples points avec l’âme de l’héroïsme, et le vocabulaire fondamental reste le même : constance, mérite, effort, patience, vertu, combat, gloire...

En outre, Corneille amplifie souvent le texte original et, aux évocations abstraites de Thomas à Kempis, il substitue des images vigoureuses qui transforment la lente ascèse monastique en un dialogue vibrant avec le Divin, la chétive créature en un être qui trouve sa plénitude au feu de la charité et du sacrifice, double mouvement de la grâce et du libre arbitre.


Signification de l’héroïsme

Telles sont bien les assises de l’héroïsme. La vieille image du débat cornélien entre le devoir et la passion, sans être inexacte, situe mal le problème. La vision tragique est un tout, métaphysique et psychologique, où la morale n’a que faire. Aristote avait déjà correctement défini la fonction de la tragédie en n’allant pas au-delà de cette mystérieuse « purification » née de la terreur et de la pitié que suscite la représentation d’un grand destin malheureux. Corneille glose à sa manière en déclarant dès 1647 dans l’« Avertissement » d’Héraclius : « La vraisemblance n’est qu’une condition nécessaire à la disposition, et non pas au choix du sujet... Le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable », ce qu’il confirme dans l’Examen de Rodogune, à propos de Cléopâtre, cette « seconde Médée », par cette phrase, qui embarrasse souvent les commentateurs : « [...] Tous ces crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. »

Corneille, toutefois, ne franchit pas certaines limites — celles des bienséances morales — et modifie les données de l’histoire quand le personnage, odieusement criminel ou incestueux, risque de faire horreur...

Enfermé par la volonté d’un mystérieux destin dans une situation concrète qui l’abat, le divise dans son être tout entier, le héros ne trouvera d’issue que dans un arrachement à soi — essentiellement l’amour-propre, inhérent à la nature humaine — qui lui fera retrouver l’unité nécessaire, et d’où il sortira magnifié et broyé.

Le désordre profond que crée une situation apparemment injuste et qu’il n’a pas voulue, le trouble passionnel qui en résulte ne peuvent mener qu’à un bref instant d’illumination intérieure, sommet de la tragédie, certes, mais qui ne suffit pas à cinq actes. Pour éviter le caractère trop abstrait de ce qui ne peut être que préparations ou conséquences, la tragédie se fonde sur les diverses réactions de quelques personnages, unis par les liens les plus profonds de la famille, de l’amitié, de l’amour. Tous les Examens de Corneille consistent à définir cette donnée tragique initiale pour en développer par la suite ce qui n’est que corollaires de métier : peinture des caractères, vraisemblance et habileté du déroulement temporel de l’action, style...

Cependant la grande originalité de Corneille, qui n’apparaît vraiment qu’avec Horace, est d’avoir lié le drame personnel d’un individu au sort d’un État tout entier. En ce sens, il est le fondateur et presque le seul représentant de la tragédie politique.

Déplaçant lentement le problème de la naissance de l’État ou de la prise de pouvoir, il parcourt le cycle complet des possibilités du thème : princes légitimes machiavéliques, usurpateurs tyranniques, tyrans généreux, fonctions diverses du conseiller, devoirs du prince face à un héros trop puissant, rapports du roi et du sujet...