Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Caravage (le) (suite)

Les étapes

Mais autant les dernières périodes sont claires, autant la formation et les années de jeunesse du Caravage restent mal connues. Né à Caravaggio, petite ville lombarde à mi-chemin de Milan et de Brescia, il appartient à une famille estimée et assez aisée : son père est architecte et intendant du marquis de Caravaggio. Sa vocation doit se dessiner très tôt, puisqu’en 1584 il entre en apprentissage à Milan chez un élève bergamasque de Titien, Simone Peterzano. Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard qu’il reparaît, à Rome. Il travaille chez Giuseppe Cesari (le Chevalier d’Arpin [1568-1640]), peintre renommé de fleurs et de fruits en même temps que peintre religieux ; il trouve des protecteurs, comme le cardinal Del Monte, qui le loge dans son palais et lui commande des natures mortes. Mais le détail de ces premières années romaines reste obscur. La lumière éclate brusquement à la fin de 1597, lorsque le Caravage reçoit la commande de la chapelle Contarelli à Saint-Louis-des-Français (Vocation et Martyre de saint Matthieu, Saint Matthieu et l’ange), qui le rend célèbre et contesté : il doit présenter une nouvelle version de Saint Matthieu et l’ange, dont la « vulgarité » était jugée irrévérencieuse.

Dès lors et jusqu’en 1606, l’histoire du Caravage est jalonnée d’épisodes multiples et parallèles. D’une part, une floraison de grandes œuvres qui affirment sa fécondité et sa puissance créatrice : en 1600-1601, Crucifixion de saint Pierre et Conversion de saint Paul (Santa Maria del Popolo) ; en 1604, Madone de Lorette (Rome, Sant’ Agostino) ; en 1605, Mort de la Vierge (musée du Louvre), refusée par les religieux de Santa Maria della Scala et achetée par le duc de Mantoue sur les conseils du jeune Rubens ; dès 1604, le livre de peinture de Carel Van Mander inclut le Caravage parmi les peintres célèbres. Mais, en même temps, les plaintes à la police, les rixes et les procès se succèdent sans interruption à partir de 1603 : en 1605, l’artiste se réfugie quelque temps à Gênes après avoir blessé un greffier. En mai 1606, un combat, à quatre contre quatre, se termine tragiquement : le Caravage, blessé, tue son adversaire et fuit en toute hâte, d’abord à Palestrina, puis vers l’Italie du Sud.

Alors commence une vie nomade et traquée, où alternent succès et infortunes. Pour les églises et couvents de Naples, où il passe presque toute l’année 1607, il exécute quelques-unes de ses plus belles œuvres : la Flagellation de San Domenico, les Sept Œuvres de miséricorde du Pio Monte. À Malte, où il arrive au début de 1608, le portrait du grand maître Alof de Wignacourt (Louvre) lui vaut d’autres commandes, et notamment le grand « nocturne » de la Décollation de saint Jean-Baptiste (cathédrale de La Valette). Sur sa demande, le Caravage est accueilli dans l’ordre des Chevaliers. Mais des nouvelles de Rome, qui révèlent les motifs de son exil, provoquent une enquête et la fuite du peintre... À l’automne, on le trouve en Sicile où, de ville en ville, il laisse des marques de son génie : Enterrement de sainte Lucie à Santa Lucia de Syracuse ; Résurrection de Lazare et Adoration des bergers, aujourd’hui au musée de Messine ; Nativité avec saint Laurent et saint François à l’oratoire San Lorenzo de Palerme. Revenu à Naples en octobre 1609, il y est attaqué et gravement blessé à la porte de son hôtellerie. Cependant, ses protecteurs romains travaillent à obtenir sa grâce. Encore convalescent, il s’embarque en juillet 1610 pour les États pontificaux. Arrêté par erreur à la frontière de Porto Ercole, libéré deux jours plus tard, il cherche en vain, au long des plages malsaines, la felouque qui l’avait transporté. Miné par la fièvre, il meurt à l’auberge, seul, quelques jours avant l’annonce de sa grâce.


L’œuvre

De cette carrière éclatante et tourmentée, l’évolution se dessine aujourd’hui plus clairement. Les grandes œuvres romaines s’encadrent entre une période de jeunesse, riche et contrastée, et une époque de mutation profonde interrompue par la mort. Les influences du réalisme populaire et du luminisme lombardo-vénitien de la seconde moitié du xvie s. (Peterzano, les Campi, Lattanzio Gambara, etc.) dominent et expliquent la première période romaine. Le Caravage y montre une technique éblouissante et purement réaliste. « Pour lui, écrit Giovanni Pietro Bellori, il n’y a rien de mieux que de suivre la nature : pas un trait qu’il n’exécute directement sur le modèle vivant. » Natures mortes de fleurs et de fruits, scènes de genre (joueuses de luth, diseuses de bonne aventure, musiciens, buveurs et tricheurs, jeune garçon au lézard ou à l’écrevisse, et ce Bacchus sensuel et mélodieux des Offices à Florence...), sujets sacrés dans des paysages (Repos de la Sainte Famille de la galerie Doria Pamphili à Rome), tout cela atteste un maître, mais dont les ambitions ne dépassent pas le « portrait » des créatures. À partir de Saint-Louis-des-Français, des ambitions plus hautes se révèlent, avec la création d’un style nouveau. La composition simple et puissante, la vulgarité grandiose des attitudes et des visages, systématiquement appliquée aux grandes scènes religieuses (le corps boursouflé de Marie, semblable à une noyée retirée de l’eau, dans la Mort de la Vierge, les pieds sales des pèlerins au premier plan de la Vierge de Lorette), la brutalité des éclairages artificiels, qui détachent violemment les reliefs, et des couleurs vives (les rouges) sur des fonds d’encre sont autant de caractéristiques qui affirment le génie novateur d’un artiste pleinement conscient de ses forces. Mais la peinture des années nomades se fait de plus en plus rompue, subtile et mystérieuse : le frémissement de la lumière avec des sources d’éclairage multipliées, la dispersion des personnages, le vide inquiétant des grands espaces pleins d’ombre (Décollation de saint Jean-Baptiste) créent une atmosphère poétique et quasi fantastique, neuve autant qu’obsédante. S’il avait vécu, le Caravage serait-il devenu un autre Rembrandt ?