Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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santé (suite)

D’autre part, la survie d’un vieillard sans activité cérébrale suffisante, « survivant en quelque sorte à un cerveau éteint » selon l’expression suggestive du professeur Jean Bernard, est-elle souhaitable pour l’individu lui-même et pour sa famille ? « La prolongation de la durée de la vie humaine, l’augmentation du nombre des vieillards n’ont pas de sens, sont insensées au sens strict, si une activité cérébrale convenable ne peut être maintenue pendant les années supplémentaires données par la médecine » (Jean Bernard). Ne serait-il pas sage de surseoir à l’emploi systématique des procédés techniques de la survie jusqu’au moment (peut-être relativement plus proche qu’on aurait pu le penser il y a quelques années encore) où il sera devenu possible de mettre en réserve, pendant le jeune âge d’un individu, des cellules indifférenciées et des inducteurs, prélevés sur lui-même, afin de pouvoir, le cas échéant, reconstituer certains de ses organes attaqués par la maladie ou par la vieillesse, notamment son système nerveux et son cerveau ? Certains praticiens le pensent, alors que d’autres sont tout prêts à dénoncer ce nouvel aspect de la question, si souvent débattue, de l’euthanasie, débats où se sont notamment affirmés les points de vue opposés du juriste allemand Karl Binding (1841-1920), déclarant qu’il s’agissait tout simplement de « détruire des vies qui ne valaient plus la peine d’être vécues », et de l’Ordre national des médecins français, dont, en 1948, le président (Louis Portes [1891-1950]) déclarait « qu’on ne connaît jamais les chances de survie réelles d’un malade ». Quelle survie cependant ? Le professeur Jean Hamburger raconte comment son service a maintenu certaines apparences de la vie chez une jeune fille de dix-sept ans, « morte » depuis plusieurs jours selon le neurologue appelé en consultation et ainsi que l’autopsie le confirma.

Dans un ordre d’idées voisin, un débat s’est ouvert sur le bien-fondé actuel de certaines transplantations* d’organes. Alors que la persévérance des uns a permis d’obtenir des succès étonnants en matière de transplantations rénales, la majorité des tentatives de transplantations du cœur, du poumon et du foie n’ont abouti qu’à des survies généralement courtes. Certes, il s’agit souvent de malades très atteints et condamnés à brève échéance, auxquels on donne ainsi une chance de survivre, mieux encore de vivre. Mais les crédits affectés, le matériel utilisé et les équipes médicales ne pourraient-ils pas être employés ailleurs plus utilement dans l’immédiat ? D’autant que le nombre des bénéficiaires ne peut être qu’infime, leur choix dépendant de la localisation géographique, de leurs relations, des caractéristiques des organes disponibles, parfois même de leurs ressources financières... Le professeur J. Hamburger souligne, en 1972, que le rein artificiel et la transplantation rénale peuvent, au maximum, sauver 10 p. 100 des 400 000 personnes qui, dans le monde, meurent de la destruction de leurs reins. Accroître les quantités de matériel et former les équipes susceptibles de les utiliser prendra du temps, pendant lequel il est normal d’employer ce dont on dispose en continuant d’opérer une sélection encore inévitable ; mais, du fait de l’accélération des progrès de la biologie, de la pharmacologie, de la médecine, équipements et personnels ne seront-ils pas dépassés lorsqu’ils seront prêts à entrer en action ? Il faut se souvenir que les antibiotiques antituberculeux et le B. C. G. ont rendu inutiles les sanatoriums et les chirurgies mutilantes d’hier en matière de tuberculose pulmonaire, comme la vaccination antipoliomyélitique a réduit les indications des poumons d’acier.

Les soins psychiatriques soulèvent d’autres problèmes d’éthique. Faut-il maintenir en hospice un « malade » dont l’état paraît stabilisé, mais dont il est impossible d’affirmer qu’il ne constitue pas, plus qu’un « bien-portant », un danger pour autrui ? Dans la mesure où la psychiatrie moderne considère qu’on soigne plus efficacement en dehors de l’hospice qu’à l’intérieur, faut-il — pour un résultat très hypothétique — accepter de faire courir des risques aux autres membres de la communauté ? Faut-il renvoyer dans sa famille un malade dont la présence peut être pour celle-ci une gêne ou une source de névrose ? Plus encore, faut-il, comme les tenants de l’antipsychiatrie, admettre comme normaux des individus généralement considérés comme des malades mentaux parce qu’ils « n’acceptent pas de vivre dans une société aliénante » ? L’emploi systématique de l’analyse psychanalytique est-il justifié alors que, selon certains, l’efficacité de l’analyse est subordonnée à l’importance de son coût pour le patient, c’est-à-dire, en définitive, du profit qu’en tire l’analyste ?

Le praticien doit-il subordonner toute intervention importante au « consentement éclairé » de son client alors qu’il peut y avoir urgence ou impossibilité psychologique (du fait du danger de déclencher un processus d’accélération du mal chez certains malades) d’éclairer ce consentement ? Est-il normal d’accorder la même valeur au consentement d’un membre de la famille de l’intéressé ? (Pourquoi serait-il licite de violer le secret professionnel au profit d’un membre de la famille dont le médecin ignore les relations réelles avec le malade ?)

L’accoucheur doit-il tout tenter pour faire vivre un nouveau-né dont il lui apparaît qu’il court les plus grands risques de handicap physique ou mental dès sa naissance ou plus tard, du fait des conditions prévisibles de sa petite enfance dans le milieu familial où il entre ?

Les réponses que le praticien va donner aux multiples cas de conscience qu’il doit affronter dans sa vie professionnelle sont dans une certaine mesure conditionnées par son éducation, ses expériences propres, l’état général des mœurs du moment. Elles dépendent autant de la valeur réelle de la garantie de santé fournie par la communauté à ses membres que de l’état des connaissances et des techniques médicales, des investissements matériels et humains en matière de santé publique et de la conjoncture qui peut provoquer une concentration des besoins dans le temps et dans l’espace (catastrophe naturelle, émeute ou guerre).