régulation

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin regulare, « régler », « rendre régulier ».

Biologie

1. Action concertée d'un ensemble de facteurs qui maintiennent constant un processus organique, ou en déterminent l'apparition et la disparition. – 2. Contrôle.

Dans les situations très diverses qu'elle recouvre, la régulation peut être définie comme un équilibre d'actions et de réactions qui déterminent un processus constant. Pourtant, derrière cette apparente clarté se dissimulent au moins trois risques pour qui emploie ce terme : recouvrir d'une sorte d'ignorance synthétique ce que de nombreux efforts cherchent à caractériser de manière analytique (paresse) ; manquer l'un des paramètres du contrôle en caricaturant le réel (erreur de modélisation) ; supposer implicitement une conception réductionniste ou holiste de la régulation (interprétation philosophique). L'histoire de ce concept permet d'en évaluer plus finement les risques. Cette histoire suit approximativement trois fils : 1. mécanico-théologique, 2. physiologique et 3. cybernético-moléculaire(1).

1. Le régulateur mécanique et ses implications théologiques

La notion de régulation apparaît d'abord dans le concept mécanique à implications théologiques de régulateur. En 1704, le Lexicon technicum de Harris appelle regulator le ressort spiral qui règle la rotation des rouages d'une montre. Les simples lois de la mécanique suffisent à Leibniz (1646-1716) pour expliquer, dans la préface de sa Théodicée (1710), qu'un vaisseau puisse aller « au port où il est destiné, sans être, pendant sa route, gouverné par quelque directeur intelligent »(2). Le régulateur est donc le rouage qui transmet, dans sa prévision originelle immuable, l'intelligence de Dieu. Un organisme, pour Leibniz, est une mécanique préformée par la providence divine, qui l'a pourvue à l'origine de tout ce qui lui est nécessaire. Cette conception préformationniste s'oppose aux athées (Bayle, 1647-1706), mais aussi aux newtoniens (Clarke, 1675-1729), qui pensent que Dieu surveille, répare et corrige continuellement sa création. Deux conceptions de la Providence s'opposent. Leibniz objecte à Clarke l'imperfection d'un Dieu qui aurait besoin de remonter de temps en temps sa montre. Clarke refuse la conception d'un Dieu qui ne gouvernerait pas plus qu'un roi fainéant. La régularité leibnizienne vient d'un réglage initial parfait qui produit à chaque instant une optimalité conservée. La régularité newtonienne est le fruit d'un réglage divin continué, d'une prévenance divine constante. Le régulateur est ainsi le relais mécanique de la perfection divine, qui dispense Dieu d'avoir à faire inutilement des miracles. Le « principe régulateur » de Laplace (1749-1827) accomplit un pas de plus en ne fondant plus cette constance sur Dieu, mais sur des lois : les mouvements réels du système du monde sont réglés par les lois du mouvement de la matière. Un régulateur est donc le rouage de contrôle d'un dispositif mécanique. Cette définition s'applique aussi, en mécanique des fluides, au contrôle de la distribution de l'eau dans les canaux navigables. Au terme de cette première histoire, la théologie semble s'éloigner de la mécanique et de la conception d'un régulateur comme ensemble de lois. Mais ce serait négliger la difficulté très réelle du concept de cause, qui soit n'est rien s'il n'est qu'une loi pour l'habitude, une pure apparence de conjonction constante (Hume, Mach), soit paraîtra beaucoup trop si, reconduit à l'efficience, il devient l'écho d'une marque, d'un vestige de Dieu dans la nature(3).

2. La régulation en physiologie

La deuxième partie de l'histoire du concept de régulation est physiologique. La régulation y a pour objet la survie du tout organique dans laquelle elle s'inscrit, son bien commun – ce qui autorise certains à établir un parallèle entre société et organisme, entre sociologie et physiologie. La physiologie, sous le premier nom d'« économie animale », étudie la coordination d'activités organiques différentes au service d'un bien commun. Dans toute la médecine hippocratique, ce bien commun est la capacité du corps vivant à se conserver soi-même, et à guérir lorsqu'il est malade. Cette liberté fondamentale, ce pouvoir de restaurer l'équilibre des humeurs du corps, Hippocrate (– 460, – 377) l'appelle Nature. Son autonomie relève, pour Stahl (1660-1734), de l'autocratie de la Nature. À l'époque où Watt (1736-1819) fait breveter sa machine à vapeur (1769) et la perfectionne, notamment par l'addition d'un régulateur à boules qui rectifie les inégalités de production de vapeur, Lavoisier (1743-1794) applique l'analyse mécanique à la tradition hippocratique : « La machine animale est principalement gouvernée par trois régulateurs principaux » – la respiration, la transpiration et la digestion(4). Ces régulateurs produisent un équilibre par des moyens variables de compensation. La conservation de cet équilibre repose, chez G.-L. Buffon (1707-1788), sur la constance du nombre de molécules organiques indestructibles ; chez C. Linné (1707-1778), sur la notion de balance de la nature maniée par le Souverain Modérateur ; chez A. Comte (1798-1857), sur le milieu extérieur, « principal régulateur de l'organisme »(5) ; et chez Cl. Bernard (1813-1878), sur le concept novateur de milieu intérieur : « La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre, indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure dans le milieu intérieur le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. [...] La fixité du milieu suppose un perfectionnement de l'organisme tel que les variations externes soient à chaque instant compensées et équilibrées »(6). La notion de régulation, qui commence à apparaître explicitement, semble alors hésiter entre la spécificité des objets auxquels elle s'applique, et la globalité de son pouvoir explicatif. Les découvertes successives des nerfs accélérateurs, modérateurs, et du nerf dépresseur du cœur permettent de comprendre la réalité d'un système physiologique régulé. L'embryologie distingue pendant un temps des œufs à mosaïque et des œufs à régulation. H. Driesch publie en 1901, à Leipzig, Die organischen Regulationen. L. J. Henderson (1878-1942) montre que la constance de l'acidité (pH) du sang ne s'explique pas seulement par des processus physico-chimiques, mais par un système de régulation qui opère au niveau de l'organisme tout entier. W. B. Cannon (1871-1945), à partir de ses travaux sur l'adaptation du système endocrinien au stress, établit le caractère dynamique de l'équilibre propre aux êtres vivants, ou homéostasie. Un processus de régulation physiologique apparaît ainsi comme un dispositif d'équilibration dynamique par lequel un processus partiel se règle sur un fonctionnement organique total. Une telle régulation n'est-elle pas une illusion vitaliste ?

3. La régulation en cybernétique et en biologie moléculaire

Le concept de régulation qui apparaît, à la troisième étape de son histoire, dans les théories cybernétiques, puis en biologie moléculaire, est mis au service des concepts de sélection naturelle et d'autonomie. En 1948, la publication par N. Wiener (1894-1964) de Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine inaugure l'ambition de la cybernétique d'être la science générale des processus de commande et de communication dans les êtres vivants et les machines, dont les comportements se recoupent en grande partie(7). L'analyse d'un processus de commande révèle l'importance de la notion de feed back, de retour d'information ou de rétroaction. La présence de servo-mécanismes à rétroaction (régulateurs ou processus de régulation) impose peu à peu l'idée que les organismes disposent d'un équipement d'autorégulation. Les biologistes appliquent le modèle cybernétique au métabolisme bactérien : dans une voie métabolique, l'activité de la première enzyme est contrôlée par le produit final de cette voie. Mais ils dépassent ce modèle en substituant à la notion de finalité, jugée scientifiquement peu recevable, celle de régulation, pensée comme un ensemble de circuits d'actions et de rétroactions, en réponse aux variations du milieu intérieur ou extérieur.

Le concept de régulation mis au jour à la fin des années 1950 par les biologistes moléculaires reste le dernier grand concept biologique nouveau, sur lequel reposent encore toute la biologie et la médecine actuelles. Au début des années 1940, le problème était le suivant : en présence d'un nouveau sucre, une bactérie fabrique une nouvelle enzyme pour le digérer ; comment expliquer son apparition et sa spécificité ? En 1948, J. Monod suppose que l'adaptation de la bonne enzyme au bon sucre (adaptation enzymatique) vient de ce que la formation de ces enzymes spécifiques est à la fois contrôlée par des gènes et conditionnée par des facteurs chimiques(8). Mais le détail de cette double action causale reste vague. Au début des années 1950, la forme du sucre est censée induire la forme de l'enzyme (induction enzymatique). Mais la réalité infirme le modèle de cette induction du milieu extérieur sur l'organisme. Les célèbres expériences Pyjama (abréviation approchée de « Pardee, Jacob, Monod ») révèlent l'existence de deux types de gènes : les gènes de structure, qui codent des protéines de structure (protéines membranaires capables de faire entrer le sucre dans la cellule, ou de l'en faire sortir) et des protéines enzymatiques (protéines de digestion du sucre) ; et les gènes de régulation, qui codent des protéines régulatrices, fixées en amont des gènes de structure groupés en opérons, et qui en régulent l'expression (en agissant sur un site opérateur, c'est-à-dire en bloquant, par leur présence, ou en déclenchant, par leur absence, leur transcription). Le concept de régulation permet alors de penser le milieu extérieur non plus comme une cause directe, mais comme le sélecteur d'un processus cellulaire qui a sa cohérence propre. Le concept de régulation acquiert ainsi une première précision opératoire en passant du milieu au gène. Quelques années plus tard, cette précision accède au niveau de la molécule. Certaines molécules régulatrices (par exemple, le répresseur de l'opéron lactose) existent sous au moins deux états ou configurations, et sont capables d'osciller de l'une à l'autre jusqu'à ce qu'elles soient fixées par un sélecteur (ou « ligand »), qui se lie à elles en un autre site que celui auquel elles agissent sur leur substrat. Monod nomme ces molécules « allostériques » (parce qu'elles sont susceptibles d'adopter une « autre conformation »). Enfin, comme la nature du stabilisateur est indépendante de ce qu'il stabilise, ce stabilisateur apparaît comme un signe arbitraire, ou « gratuit », et n'importe quelle molécule peut, le cas échéant, servir à réguler n'importe quelle protéine. Gènes, protéines et ligands sont ainsi des signes qui forment des circuits d'interactions. De l'oscillation d'une protéine régulatrice entre deux états possibles dépend l'activation ou non de la chaîne de réactions dont elle fait partie. C'est par cette régulation moléculaire que l'organisme parvient à adapter ses fonctions aux besoins de la cellule. Mais tout cet arbitrage est sous la commande générale d'un programme génétique qui, dépourvu de psyché pour orienter ses opérations, « se transforme en se réalisant », obéissant à « une logique interne qu'aucune intelligence n'a choisie »(9). Le concept de régulation permet de remplacer la notion de finalité (ou de téléologie) par celle de programme(10), ou encore de téléonomie(11).

Les trois âges du concept de régulation (mécanico-théologique, physiologique, cybernético-moléculaire) sont respectivement caractérisés par les notions de conservation, d'équilibre et d'autonomie. Ces trois traits, et la souplesse qu'ils impliquent, peuvent caractériser tout autant une machine qu'un organisme. C'est pourquoi, dire que la régulation biologique repose principalement sur les propriétés conformationnelles des protéines (leur stéréospécificité susceptible d'osciller entre plusieurs conformations possibles) et qu'elle diffère du réglage d'une montre n'implique nul vitalisme. Les objets de départ ne sont pas les mêmes, et une régulation n'est pas seulement un réglage ou une régularité. Malgré l'existence d'une membrane et la perception réelle de son unité qu'elle impose à l'organisme (perception réelle, et non idée régulatrice au sens kantien), le terme d'« autorégulation » n'a pas ici grand sens : soit il ne fait que répéter le même mot, soit il énonce une thèse, vitaliste pour les uns, réductionniste pour les autres, qui, en fermant l'organisme sur lui-même ou sur ses seules forces, risque de couper l'organisme de sa tradition historique et évolutive. La matérialité historique des processus de régulation cellulaires déborde souvent ce que notre connaissance en saisit. La régulation réelle est loin du méden agan (« rien de trop ») du précepte de Chilom(12). Elle est, pour l'unité cellulaire, l'art, mémorisé, de gérer ses priorités, d'explorer, mais toujours dans un réseau de multiples interactions avec des nutriments du milieu, des cellules identiques (tissu, symbiose) ou d'autres cellules du même organisme ou d'autres organismes. Toujours précédés et suivis par leur histoire, les processus de régulation, ou leur somme, constitutive d'une unité organique, évoluent dans un déterminisme strict, mais imprévisible. Cette imprévisibilité empêche de pouvoir déduire ou exclure le concept de finalité de celui de régulation.

Nicolas Aumonier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sur les deux premières origines, voir G. Canguilhem, « La formation du concept de régulation biologique aux xviiie et xixe s. », in A. Lichnerowicz, J. Lions, F. Perroux, G. Gadoffre, l'Idée de régulation dans les sciences, Paris, 1977, repris et augmenté in G. Canguilhem, Idéologie et Rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1988, pp. 81-99.
  • 2 ↑ Leibniz, G. W., Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal, préface, Amsterdam, 1710, Garnier-Flammarion, Vrin, Paris, 1969, p. 41.
  • 3 ↑ « Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu », Pascal, B., Extraits des « Lettres à Mademoiselle de Roannez, fin d'octobre 1656 », in Pensées et Opuscules, éd. L. Brunschvicg, Classiques Hachette, Paris, 1959, p. 215.
  • 4 ↑ Seguin et Lavoisier, Premier Mémoire sur la Respiration des Animaux, Œuvres, 1789, Imprimerie impériale, Paris, 1862, II, p. 700, et Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, « Tel », Paris, 1970, p. 53.
  • 5 ↑ Comte, A., Système de politique positive, Zeller, Osnabrück, 1967, reproduction de l'éd. de 1851-1854, II, p. 26.
  • 6 ↑ Bernard, C., Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Vrin, Paris, 1878, pp. 113-114.
  • 7 ↑ Rosenblueth, A., Wiener, N., Bigelow, J., « Behaviour, Purpose, Teleology », Philosophy of Science, 1943, trad. fr. les Études philosophiques, Paris, 1961, t. 2, pp. 147-156.
  • 8 ↑ Monod, J., « Facteurs génétiques et facteurs chimiques spécifiques dans la synthèse des enzymes bactériens », in Lwoff, A. (éd.), Unités biologiques douées de continuité génétique – Paris, juin-juillet 1948, Paris, 1949, pp. 181-182.
  • 9 ↑ Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970, p. 319 et p. 318.
  • 10 ↑ Ibid., pp. 14-17.
  • 11 ↑ Monod, J., le Hasard et la Nécessité, Seuil, Paris, 1970, pp. 26-33.
  • 12 ↑ Aristote, Rhétorique, II, 1389 b et Diogène Laërce, Vie de Thalès, I, 41.
  • Voir aussi : Canguilhem, G., « Régulation », Encyclopedia universalis.
  • Debru, C., l'Esprit des protéines. Histoire et philosophie biochimiques, Hermann, Paris, 1983.
  • Jacob, F., Monod, J., « Gènes de structure et gènes de régulation dans la biosynthèse des protéines » (1959), C. R. Acad. Sci., Paris, 249, 4, pp. 1282-1284.
  • Jacob, F., D. Perrin, D., C. Sanchez, C., Monod, J. « L'opéron : groupe de gènes à expression coordonnée par un opérateur » (1960), C. R. Acad. Sci., Paris, 250, pp. 1727-1729.
  • Jacob, F., Monod, J. « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins » (1961), Journal of Molecular Biology, no 3, pp. 318-356.
  • Jacob, F., Monod, J., « On the regulation of gene activity » (1961), Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, no 26, pp. 193-211.
  • Monod, J., Wyman J., Changeux. J.-P., « On the nature of allosteric transitions : a plausible model » (1965), Journal of Molecular Biology, no 12, pp. 88-118.
  • Morange, M., « Régulation moléculaire », in Lecourt, D., Dictionnaire d'histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999.
  • Pardee, A. B., Jacob F., Monod, J. « The genetic control and cytoplasmic expression of “inducibility” in the synthesis of β-galactosidase by E. coli » (1959) Journal of Molecular Biology, no 1, pp. 165-178.