platonisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


En allemand : Platonismus ; en anglais : platonism ; en italien : platonismo.

Philosophie Antique, Philosophie Médiévale

Notion visant à caractériser les aspects essentiels de la pensée de Platon et de son influence.

Le mot renvoie le plus souvent à l'idéalisme platonicien, avec en corollaire le dualisme ontologique, les théories de la participation ou de la réminiscence. Cependant, définir ainsi le platonisme, c'est figer pour l'essentiel l'idéalisme platonicien aux dialogues de la maturité (Phédon, République, Phèdre...), en méconnaissant la complexité de son évolution ultérieure. Kant est un exemple de cette conception parcellaire du platonisme, comparant dans une image célèbre Platon, qui n'aurait pas su dépasser son idéalisme radical, incompatible avec la réalité, à une colombe qui croirait pouvoir voler mieux sans la résistance de l'air(1).

S'il y a un certain malentendu à définir le platonisme comme une vulgate de l'idéalisme des grands dialogues, cette définition, qui renvoie cependant à une certaine réalité, mérite explication. Ce qui importe ici est l'émergence même de la notion de platonisme, inscrite dans une double histoire : d'abord, une tradition platonicienne (1), qui représente le prolongement direct de l'œuvre platonicienne en philosophie, au sein de l'Académie notamment, mais aussi chez tous ceux qui se sont réclamés de la pensée du maître (les néoplatoniciens, en particulier) ; ensuite, une réception platonicienne (2), surgeon naissant de cette histoire première, d'ailleurs largement contaminée par elle, et enrichissant à son tour la notion de platonisme jusque dans les distorsions des interprétations.

1. La tradition platonicienne s'affirme dès la mort de Platon, avec des personnalités soucieuses de vulgariser ou de prolonger la doctrine du maître. Speusippe ou Xénocrate (ive s.-début iiie s.), successeurs immédiats de Platon à la tête de l'Académie, tirent le platonisme vers un mathématisme d'influence pythagoricienne(2). Leur goût doctrinal, mêlé de préoccupations morales, fige la pensée de Platon en un système formel qui marquera sa transmission jusqu'aux néoplatoniciens. La Nouvelle Académie d'Arcésilas (iiie s.), puis de Carnéade (iie s.) présente le mouvement inverse : attachés à critiquer le dogmatisme des écoles contemporaines, stoïcienne notamment, ces platoniciens retrouvent la revendication socratique de l'inscience, le rejet de l'écriture, la virtuosité d'une dialectique vouée à produire l'aporie et une suspension pyrrhonienne du jugement, par sa capacité de plaider indifféremment pro et contra – en témoigne la façon dont Carnéade réfuta les attributs stoïciens de Dieu comme autant de limitations(3). Les néoplatoniciens, de Plotin à Simplicius (iiie s.-vie s.) vont pousser l'exégèse du texte platonicien vers une théologie mystique et un ascétisme religieux, qui seront ensuite souvent confondus avec l'inspiration platonicienne originale. Cette tendance est manifeste dans l'interprétation chrétienne : dans le « platonisme » de saint Augustin (ive s.), si fortement suggéré, par exemple, par l'opposition de la cité céleste et de la cité terrestre(4), calquant le dualisme de la République, influences platoniciennes et plotiniennes sont mêlées. L'évêque d'Hippone a lui-même confessé que la lecture de « livres de platoniciens » (libri platonicorum) avait été décisive dans sa conversion.

2. Après la chute de l'Empire, qui rompt la continuité de la tradition platonicienne, l'histoire du platonisme devient celle de la réception de l'œuvre. Cette réception est d'abord une réappropriation du texte, dont le Moyen Âge a perdu l'accès : seuls sont traduits le Ménon, le Phédon et, partiellement, le Timée. Ce n'est qu'en 1482 que Ficin donnera une traduction latine intégrale de l'œuvre. Pour ce dernier, qui donne dix ans plus tard une traduction de Plotin, il s'agit encore de concilier idéalisme platonicien et mysticisme néoplatonicien dans un syncrétisme à vocation chrétienne. Parallèlement, en littérature, la thématisation d'un « amour platonique » transpose l'initiation du Banquet dans un cadre hétérosexuel hérité de l'amour courtois, marqué par l'interdit chrétien de la chair. La Renaissance n'en est pas moins renaissance du platonisme. Les centres d'intérêt se déplacent, la République étant plus volontiers invoquée, à la faveur du développement de la théorie juridique (Bodin, xvie s.) ou politique (les utopies de More, au xvie s., ou, au début du xviie s., de Campanella). En 1578 paraît l'édition d'Henri Estienne, avec traduction latine, texte grec en regard, et la pagination encore en usage aujourd'hui. Désormais, la possibilité d'une approche scientifique de la réalité du « platonisme » se précise, en attendant la grande édition Bekker et la traduction allemande de Schleiermacher (xixe s.). On retrouve cependant toujours le nom de Platon mêlé à des entreprises largement syncrétiques ; ainsi, au xviie s., chez les « platoniciens de Cambridge »(5). Un siècle plus tard, la présentation de Platon que fait Kant apparaît toujours, comme on a vu, assez partielle. Chez Nietzsche, qui voit, lui aussi, Platon comme le tenant d'un idéalisme radical, « platonisme » devient le nom générique désignant la maladie métaphysique qui frappe une tradition philosophique fuyant la réalité dans la construction d'arrière-mondes(6). Les érudits du xixe s., par leur approche scientifique, vont renouveler la compréhension du platonisme. C'est d'abord l'abandon des tentatives visant à reconstruire un « système » platonicien figé (idée qui, depuis le classement antique de l'œuvre en tétralogies par Thrasylle, tendait à guider l'interprétation). Une chronologie des dialogues émerge, notamment avec l'étude linguistique du texte inaugurée par Campbell (1867). De nombreux apocryphes conservés par la tradition sont rejetés. L'idée d'une genèse et d'une évolution de la pensée platonicienne s'impose peu à peu. Tous ces travaux permettent, au xxe s., de restaurer une image scientifiquement plus fidèle de la pensée originale de Platon, selon un schéma de développement distinguant trois grandes périodes (dialogues socratiques et « intermédiaires », grands dialogues de la maturité, dialogues tardifs). Les années 1960 sont marquées par l'hypothèse de l'école de Tübingen sur un platonisme non écrit. Cette idée a été sérieusement critiquée depuis. La recherche actuelle s'attache avant tout à réinsérer Platon dans le débat avec ses contemporains.

En sciences, le « platonisme mathématique » désigne la croyance selon laquelle les idéalités mathématiques auraient une existence indépendante de la pensée.

Christophe Rogue

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Introduction, III, PUF, Paris, 11e éd., p. 36.
  • 2 ↑ Aristote, Métaphysique, I, 9, 992a32.
  • 3 ↑ Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 137-190.
  • 4 ↑ Augustin (saint), la Cité de Dieu.
  • 5 ↑ Hutin, S., Henry More. Essai sur les doctrines théosophiques chez les platoniciens de Cambridge, Hildesheim, 1966.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, Avant-Propos, « Le christianisme est défini comme le “platonisme des masses”. » Le Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2.
  • Voir aussi : Dixsaut, M. et al., Contre Platon, 2 vol., Vrin, Paris, 1993-95.
  • Garin, E., Studi sul platonismo medievale, Florence, 1958.
  • Goldschmidt, V., Platonisme et pensée contemporaine, Vrin, Paris, 1970, rééd. 2000.
  • Hankins, J., Plato in the Italian Renaissance, 2 vol., Leyde-New York-Cologne, 1990-1991.
  • Klibansky, R., The Continuity of the platonic tradition during the Middle Ages, Londres, 1939, rééd. 1982.
  • Neschke, A. (éd.), Images de Platon et lecture de ses œuvres, les interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain-Paris, 1997.
  • Tigerstedt, E. N., The Decline and fall of the neoplatonic interpretation of Plato, Helsinki, 1974.
  • Vieillard-Baron J.-L., Platonisme et interprétation de Platon à l'époque moderne, Vrin, Paris, 1988.

→ aristotélisme, avicennisme, dialectique, idéalisme, idée, forme, mythe, néoplatonisme




le platonisme dans la science moderne

Histoire, Sciences

Catégorie de l'histoire des sciences qui se résume à la description de l'attitude idéaliste propre à la science galiléenne.

À la suite d'Alexandre Koyré(1), il a longtemps été d'usage d'attribuer à la science galiléenne l'étiquette commode du platonisme. Cette façon de nommer la science galiléenne consiste à voir en elle un idéalisme méthodologique qui isole du monde concret l'ensemble des propriétés non géométrisables, ou celles qui rendent l'exercice même de la géométrisation improbable (milieu dans les cas de chute, frottement pour les systèmes en translation uniforme). De toute évidence, Alexandre Koyré ne s'est pas appuyé sur des sources historiques pour étayer cet argument, car tout montre que Galilée était plutôt, dans ses écrits de jeunesse, influencé par les méthodes issues de l'aristotélisme italien : Bonamico et Zabarella semblent compter parmi ceux qui ont le plus durablement influencé la science galiléenne. Ainsi Galilée ne pourra jamais se défaire de certains préceptes reçus dans la philosophie naturelle de l'École : privilège de la perfection du cercle, permanence d'une connaissance qui procède par un double mouvement, des causes vers les effets puis des effets vers les causes (telle est la structure du syllogisme scientifique qui apparaît chez Aristote). L'une des conséquences de ce supposé platonisme aurait été, selon Koyré, un souverain mépris de Galilée pour les procédures de vérification expérimentale, si chères à toutes les lectures positivistes de l'histoire de la physique. Or les travaux les plus récents indiquent tous que Galilée a bien fait certaines des expériences qu'il mentionne dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde publié en 1632(2).

Si la consistance d'une telle hypothèse n'est ni justifiée par le contexte intellectuel de la pensée galiléenne, ni étayée par la connaissance des travaux de jeunesse de Galilée(3), c'est sans doute parce qu'il faut aller en chercher l'origine dans une tradition interprétative proprement philosophique. Cette tradition, avec laquelle Koyré a été en contact étroit, n'est autre que celle de la phénoménologie husserlienne.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966.
  • 2 ↑ Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. F. De Gandt et M. Fréreux, Seuil, Paris, 1992.
  • 3 ↑ Voir Clavelin, M., La philosophie naturelle de Galilée, PUF, Paris, 1996 ; Chareix, F., Le mythe Galilée, PUF, Paris, 2002.

→ aristotélisme, qualité, idéalisme




le platonisme mathématique

Logique, Mathématiques

Le terme de « platonisme » qualifie aujourd'hui, par référence à la théorie des Idées de Platon, l'attitude philosophique consistant à assigner autonomie et réalité intelligible aux objets logico-mathématiques. Ainsi, Frege, récusant tout psychologisme, séparait nettement les « représentations » propres au sujet et la « pensée » [Gedanke] comme contenu objectif de connaissance existant par lui-même : « Pas plus qu'un promeneur gravissant une montagne ne crée cette montagne par son ascension, l'homme qui juge ne crée une pensée tandis qu'il reconnaît sa vérité »(1). Il admettait alors un « troisième monde » (en plus du monde matériel et de celui des représentations mentales).

En mathématiques, Cantor attribuait « réalité transsubjective ou transcendante »(2) aux ensembles infinis. Son calcul du transfini portait alors sur des ensembles qu'on ne pouvait connaître exhaustivement mais dont la réalité était garantie.

Quant à Russell, parti d'un platonisme exubérant qui attribuait réalité à tout terme pouvant être dénommé, il inaugura avec sa fameuse théorie des descriptions définies une stratégie de réduction ontologique des objets fictifs ou impossibles, qu'il étendit aux objets logico-mathématiques (classes, nombres, etc.) désormais conçus comme de simples constructions symboliques [no-class theory](3).

Philosophie des fondateurs, le réalisme platonicien se heurta rapidement au formalisme, qui ne voulait voir dans les systèmes logico-mathématiques que des jeux d'inscription réglés par des contraintes métamathématiques (Hilbert). Puis se développa une philosophie constructiviste selon laquelle la réalité mathématique dépend exclusivement de l'activité de pensée d'un mathématicien idéal. Ne devaient plus être admis que les objets formels susceptibles d'une construction intellectuelle effective. Ce qui imposait notamment de récuser l'infini actuel cantorien au profit d'un infini potentiel obtenu par itération indéfinie (Poincaré) et de réserver le principe logique du tiers exclu aux seules opérations algorithmiquement contrôlables (Brouwer).

Denis Vernant

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Frege, G., Écrits logiques, Recherches logiques, la négation, Seuil, Paris, 1971, pp. 204-205.
  • 2 ↑ Cantor, G., Fondements d'une théorie générale des ensembles, 1883, trad. partielle in Cahiers pour l'analyse, no 10, Seuil, Paris, 1969, p. 47.
  • 3 ↑ Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin, Paris, 1993.

→ descriptions (théorie des), formalisme, intuitionnisme, tiers exclu