doute

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin dubitare, dérivé de dubius, « hésitant, indécis, incertain », lui-même dérivé de duo, « deux ». Son sens initial de « crainte » laisse progressivement place à celui d'« incertitude », l'idée de balance entre deux raisons l'emportant sur celle de soupçon.


Notion centrale de la philosophie sceptique, mais également de la philosophie dogmatique, qui, avec Descartes, l'inscrit dans le protocole méthodologique de recherche de la vérité. Paradoxalement, doute et évidence sont donc étroitement associés.

Philosophie Cognitive

Une double définition s'impose, en rapport avec les choix philosophiques : 1. Le « doute sceptique » est le nom donné à une attitude de l'esprit qui se refuse à juger du vrai ou du faux de manière assertorique ; il est l'effet d'une décision de douter, non parce qu'on croit possible d'atteindre le vrai, mais à cause « de la force égale des choses et des raisons opposées » (Sextus Empiricus). Le principe du doute sceptique est donc l'apparente égalité des raisons de croire. Son but n'est pas la vérité, mais la négation du dogmatisme dans la recherche. 2. Le doute comme « outil de la méthode », ou opérateur dans la recherche du vrai, est le nom donné à un procédé mental de sélection, ou de criblage, qui consiste à rejeter comme fausse toute assertion (affirmative ou négative) inévidente (Descartes). Ici, encore, il est l'effet non naturel de la résolution de douter de celui qui s'interroge sur la valeur de vérité d'une proposition ; dans l'action, le doute correspond à un principe de précaution et de sagesse.

En ses deux significations, le doute est à l'œuvre dans la recherche philosophique et scientifique dès l'aube du savoir, mais c'est avec les socratiques, d'abord, puis avec les sceptiques qu'il devient un procédé conscient et volontaire de la recherche (zétésis). Mais si les dogmatiques l'utilisent toujours dans le sens du criblage qui tend à promouvoir le savoir et à rejeter la simple croyance (l'opinion fausse ou simplement probable), les sceptiques, eux, le tournent essentiellement contre l'opinion théorique, cherchant à ne rien assurer sur les objets extérieurs : « Nous vivons sans opinion théorique en nous attachant aux apparences et en observant les règles de vie car nous ne pouvons être complètement inactifs.(1) »

Ainsi, le premier historien de la pensée sceptique, Hume, s'est mépris sur le doute pyrrhonien en lui opposant la vie courante et l'action : « La grande destructrice du pyrrhonisme ou des principes excessifs du scepticisme, c'est l'action... »(2), mais il a présenté avec rigueur la différence entre le doute cartésien et le doute pyrrhonien, et entre le sien propre et les deux autres : et, si Hume souscrit au doute cartésien, qualifié de « souverain préservatif contre l'erreur et le jugement précipité », il refuse, en revanche, toute créance au doute hyperbolique et universel, qu'il déclare insoutenable et incurable, par l'extravagance qui consiste à l'étendre aux facultés intellectuelles (la critique valant aussi pour le doute pyrrhonien).

C'est donc avec Descartes, mais contre lui, que se construisent le scepticisme moderne et le nouveau concept du doute, celui qui admet la science et la méthode, mais non la logique de la certitude absolue. On peut définir le doute tel que Descartes entend le pratiquer, avec les fins qu'il lui assigne, comme un doute radical, mais seulement opératoire, visant la certitude, donc l'absence de doute. Il s'agit d'un doute qui tend à se dépasser lui même dans l'assurance qu'il n'y a plus de raisons de douter. Un tel doute se présente comme un double rejet : celui de la connaissance vulgaire et celui de la connaissance conjecturale. Il pose la connaissance scientifique véritable comme science certaine : la logique de la certitude implique, chez Descartes, le rejet du douteux et du probable. Le premier acte du doute cartésien étant une destitution de la valeur prétendument cognitive de la sensation et des connaissances empiriques qu'elle autorise, et le second acte étant la mise en question du pouvoir intellectuel, le risque est donc grand de sombrer dans le scepticisme et le subjectivisme. Mais Descartes s'en écarte en insistant sur la valeur heuristique du doute. Il veut progresser dans la découverte des vérités, il lui faut donc trouver le moyen de garantir l'accord des mathématiques et du réel, ou encore de supprimer le hiatus entre le jugement d'extériorité et le jugement d'intériorité intellectuel. Pour cela, le jugement doit faire retour sur lui-même et s'assurer de son propre pouvoir (c'est l'objet des Méditations cartésiennes), l'enjeu du doute cartésien n'est donc pas seulement la fondation de la science, il est aussi métaphysique, il est de vaincre définitivement le scepticisme à l'égard de la raison afin de pouvoir énoncer la différence entre « je sais », « je crois » et « je doute ».

C'est précisément cette confiance dans le doute comme méthode que Spinoza met en question dans son Traité de la réforme de l'entendement. Ne pas douter, si forte que soit l'adhésion, ne peut constituer la certitude : « Jamais nous ne dirons qu'un homme qui se trompe puisse être certain, si forte que soit son adhésion à l'erreur. » Il faut donc tout soumettre à vérification de façon objective, il faut des raisons pour douter (et l'hypothèse du malin génie n'est pas une vraie raison), comme il faut des raisons pour être certain ; Spinoza s'en prend au doute faussement sceptique de celui qui « ne doute que des lèvres », mais il montre aussi que celui qui « doute dans son cœur » n'en a pas moins des certitudes « dans son cœur ». La solution spinoziste au problème de la possibilité de la certitude consiste à dire que celle-ci accompagne toujours le savoir, non comme quelque chose d'ajouté, mais en n'étant rien d'autre que le « se savoir du savoir ». Pour abolir le doute, il suffit donc de « posséder les essences objectives »(3). Il y a doute quand deux idées s'opposent et que l'une d'elles nous entraîne dans le doute : il y a automanifestation du vrai, mais aussi du faux et du douteux (du savoir se sachant ne pas savoir) ; le doute ne peut être qu'un état où nous tombons quand nos idées ne sont pas vraies ; la science n'a besoin, pour avancer, que de savoir et d'être consciente de son savoir : « L'état de doute naît toujours de ce que l'investigation sur les choses se fait sans ordre.(4) »

Le doute « modéré » que Hume prétend pratiquer consiste à mettre en question le doute cartésien relatif à la certitude sensible, doute qui contredit, selon lui, « les instincts primitifs de la nature », mais il entend aussi apporter une solution sceptique aux doutes sceptiques(5) en promouvant l'expérience, et elle seule, comme assise (incertaine) de toute connaissance, et en lui donnant pour appui naturel l'habitude, et non la raison. Le doute modéré correspond donc à la philosophie empirique, et celle-ci, à une identification de la connaissance et de la croyance donnant lieu à une théorie de la connaissance probable, la certitude n'étant alors qu'un degré supérieur d'assurance en rapport avec une probabilité plus ou moins grande des faits qui sont objets de croyance. Le scepticisme de Hume est considéré comme un scepticisme critique de la raison, et non des témoignages des sens ; il ne renonce donc pas à la science, mais à la certitude ; il se présente lui-même comme un moyen de « modérer l'arrogance et l'obstination des savants »(6) ; on peut le comprendre comme un principe de modestie.

Pour Popper, comme pour Spinoza, c'est la connaissance elle-même qui accroît et notre savoir et le nombre de nos questions ; il n'est pas nécessaire de disposer d'un critère ni d'une méthode pour progresser, il suffit d'être disposé à apprendre par ses erreurs mêmes.

Ainsi, quand la question centrale de l'épistémologie n'est plus celle du fondement, mais celle de l'accroissement des connaissances, il ne reste plus au doute volontaire et systématique que la valeur d'un principe de précaution, qui est l'apanage de l'esprit scientifique même.

Suzanne Simha

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, chap. 1 à 6.
  • 2 ↑ Hume, D., Enquête sur l'entendement, section XII.
  • 3 ↑ Spinoza, B., Traité de la réforme de l'entendement, § 36.
  • 4 ↑ Ibid.
  • 5 ↑ Hume, D., op. cit., section V.
  • 6 ↑ Hume, D., op. cit., section XII.
  • Voir aussi : Descartes, R., Discours de la méthode, IV.
  • Hume, D., Enquête sur l'entendement humain, section XII.
  • Popper, K., la Connaissance objective, II.
  • Spinoza, B., Traité de la réforme de l'entendement, § 33-38 ; 77-79.

→ certitude, croyance, epokhê, méthode, scepticisme, zététique