Rutebeuf

La Mort Rutebeuf
La Mort Rutebeuf

Poète français du xiiie s., peut-être d'origine champenoise.

Traces d'une vie

Une douzaine de manuscrits nous ont conservé au total cinquante-six de ses poèmes. Les allusions aux événements et aux institutions du xiiie s. (plus précisément des années 1248 à 1277) indiquent que ces pièces étaient destinées à influencer l'opinion des hommes. On ne sait comment elles ont été accueillies et recueillies. Nulle autre trace de cet écrivain, dont l'identité se cache sous un plaisant surnom (Rude ou Ruste bœuf).

L'œuvre

Dans la tradition satirique

Les quelque quatorze mille vers de Rutebeuf se définissent d'abord par opposition avec la poésie courtoise et le lyrisme des trouvères. S'il faut leur chercher une tradition littéraire, on songera au genre de la satire, dont la fonction est restée sinon bien vue, du moins bien vivante au Moyen Âge (sirventès des troubadours, poèmes latins des goliards). En face d'une littérature plus officielle, parfois plus raffinée, en tout cas plus idéalisée (celle du roi de Navarre chantant l'amour pur), voici une poésie qui déchante. Si elle prêche la croisade, c'est en fustigeant la mollesse des chevaliers, la simonie des prêtres, l'imprévoyance des princes. Si elle défend l'université de Paris, c'est en s'attaquant aux religieux qui viennent y enseigner. Si elle réclame plus de justice, c'est en dénonçant des abus dans tous les « états » de la société, même chez Louis IX, qui n'a pas encore l'auréole de la sainteté. On reconnaît au passage les lieux communs des sermons sur la taverne, les jeux de dés et les filles. On distingue aussi des propos de parti pris, sans doute pour plaire à la clientèle, tantôt princière et champenoise, tantôt cléricale et romaine, tantôt universitaire et parisienne. Ne cherchons pas dans toutes ces interventions la fidélité à une cause.

Contre la cupidité et l'hypocrisie

Mais il y a une unité. Les attaques se concentrent sur les ordres mendiants. Bien sûr, ceux-ci ont persécuté Guillaume de Saint-Amour, que l'on soutient. Mais, au-delà de l'action contre les usurpateurs, on vise un double symbole, celui de la cupidité et de l'hypocrisie. Renart le Bestourné en est la figure ; ailleurs, tout un montage allégorique fait s'affronter la personnification de ces vices aux vertus oubliées, dans la mise en scène métaphorique du voyage, de la bataille ou du débat. Ainsi, les personnes réelles et les événements particuliers de l'histoire sont intégrés au système allégorique, où tout devient exemple d'une moralité universelle. D'abord sympathique aux Cordeliers, bientôt sarcastique avec les Béguines, Rutebeuf croit avoir trouvé chez les Dominicains l'incarnation de l'Ennemi. Il s'est, un moment, effrayé de sa propre audace. Mais il n'était pas le seul à refuser ce nouveau visage de l'Église.

L'ébauche d'une nouvelle esthétique

Dans ce théâtre imaginaire, quel rôle joue le personnage du poète ? On s'est d'abord attendri sur ses plaintes, sa repentance et même ses récriminations conjugales. La parenté avec Théophile, dans le célèbre Miracle, celle avec le charlatan qui débite son boniment, dans le Dit de l'Herberie, conduisent aujourd'hui à d'autres déductions. En face du je immatériel et insaisissable du trouvère, qui adresse à la Dame courtoise sa prière d'amour, le moi, tour à tour comique et pathétique, ébauché par Rutebeuf dans la litanie de ses infortunes, traduit une nouvelle esthétique. Il n'est pas, pour autant, plus authentique. L'histoire personnelle, comme l'histoire collective, ne sert qu'à construire l'édifice intellectuel. La complainte du pauvre rejoint la critique des riches dans la démonstration qu'en ce monde tout n'est que mensonge et vanité.

Dire les contretemps de l'existence

Ni pure confession, ni pure convention, cette poésie n'est pas facile à situer dans le système littéraire de l'époque. Si l'on se réfère à la poésie latine, on songe à la distinction entre le genre satirique et le genre élégiaque. Mais la récrimination des débats et des « disputaisons » ne s'oppose pas absolument au regret des complaintes et des déplorations. L'ironie des uns ne se distingue pas aisément de l'humour des autres. En fait, le dit poétique, dont les limites s'étendent au gré du discours allégorique ou de la manœuvre de rhétorique, répond à un besoin que ne peut satisfaire le genre lyrique chanté. La poésie du diseur se consacre à la fabrication d'un langage plus riche, plus dense et plus concret. La richesse naît de l'abondance même de ce qu'il y a à dire, à redire ; et c'est le paradoxe :

Je ne sais par ou je coumance,
Tant ai de matière abondance
Por parleir de ma povretei,

La densité se mesure au travail sur les rimes et aux autres jeux de sonorités, qui superposent à la relation grammaticale d'autres rapports entre les mots, comme dans la prière de Théophile :

Li proieres (pillard) qui proie (pille)
M'a j'a mis en sa proie.

Le caractère concret se marque dans la retouche humoristique et pittoresque apportée aux stéréotypes du lyrisme courtois :

Au temps que les cornoilles braient
Qui pour la froidure s'esmaient
Noire mousche en esté me point
En yver blanche
Ce sont amis que vent emporte,
Et il ventoit devant ma porte

En face de l'hyperbole courtoise et de l'hypocrisie cléricale, le « voir disans » Rutebeuf trouve le langage propre à traduire les contretemps de l'existence humaine.

Les principales œuvres de Rutebeuf

Poèmes religieux

La Vie de sainte Marie l'Égyptienne. La Vie de sainte Élysabel. Le Dit de Nostre Dame. Ave Maria.

Satire de l'Église et des religieux

Des règles (1259). Le Dit de sainte Église (1259). Des Jacobins (1263). La Chanson des ordres. Des Béguines. La Voie de Paradis (1265). Renart le Bestourné.

La polémique autour de l'Université

La Discorde de l'Université de Paris et des Jacobins (1254). Le Dit de Guillaume de Saint-Amour. La Complainte Guillaume. Le Dit de l'Université de Paris. Du pharisien (1259).

Chansons de croisade

La Complainte d'outre-mer. La Chanson de Pouille (1264). Le Dit de Pouille. La Voie de Tunes (1267). La Disputaison du Croisé et du Décroisé (1268).

Déplorations funèbres

La Complainte du comte de Nevers (1266). La Complainte du roi de Navarre (1271). La Complainte du comte de Poitiers (1271).

Les Complaintes du pauvre Rutebeuf

La Griesche d'hiver. La Griesche d'été. Le Dit des ribauds de Grève. Le Mariage Rutebeuf. La Complainte Rutebeuf. La Paix Rutebeuf. La Povreté Rutebeuf. La Mort Rutebeuf.

Poème dramatique et monologue comique

Le Miracle de Théophile. Le Dit de l'Herberie.

Fabliaux

La Disputaison de Charlot et du barbier. La Dame qui fit trois tours autour du moutier.