Joseph Kessel

Joseph Kessel
Joseph Kessel

Écrivain et journaliste français (Clara, Argentine, 1898-Avernes, Val-d'Oise, 1979).

En concevant le monde comme un terrain d'aventures, Joseph Kessel incarne à merveille cette tradition d'écrivains-reporters qui trouvaient dans l'histoire immédiate des sujets de romans. Sa curiosité le porta à se mêler aux convulsions des peuples comme aux passions des individus, à débusquer sous la violence des faits la fraternité des hommes.

Avec quatre-vingts romans, quelques guerres, cinq continents, soixante ans de journalisme et quatre-vingts d'existence, Kessel, voyageur, aviateur, résistant, écrivain, fit du monde, autant que de sa vie et de son œuvre une fresque haute en couleurs qui donne à voir le tumulte, l'horreur et la grandeur du xxe  siècle.

Un barbare au cœur sensible

C'est par hasard qu'il naquit en Argentine, le 10 février 1898. Son père, médecin russe, avait obtenu dans la pampa un poste qu'il n'occupera que trois ans. Lorsque les Kessel retournent dans leur Russie natale, à Orenbourg, l'enfant s'habitue au passage des caravaniers et des ivrognes, monde bariolé, pittoresque et braillard, semblable à celui dont son œuvre future donnera tant d'exemples. En 1908, la famille part s'installer à Nice et Joseph est inscrit au lycée Masséna. Son ambition est alors de devenir boxeur, ce à quoi semblent le disposer sa carrure d'athlète et son tempérament de fonceur. Mais, il lit le français depuis l'âge de quatre ans, et la lecture de Dumas l'oriente plus sérieusement vers la littérature. Pour préparer son baccalauréat, puis sa licence de lettres, il s'installe à Paris, où il croit alors se découvrir une vocation de comédien. Bien qu'il fasse ses débuts au théâtre de l'Odéon et qu'il s'essaie à écrire une pièce, il entre, à dix-sept ans et demi, au Journal des débats, et c'est là que commence sa véritable vocation.

Pendant la Première Guerre mondiale, il s'engage comme volontaire ; il sera d'abord versé dans la cavalerie, puis dans l'aviation. Cette expérience lui inspirera, quelques années plus tard, l'Équipage, histoire d'une sourde rivalité amoureuse entre deux pilotes pris dans la tourmente de la guerre. Une mission le conduit à Vladivostok, d'où il ne regagne la France que par un long périple. Ce premier voyage autour du monde, à travers des pays secoués par des crises, décide de son avenir. Il rencontre « Sandi », qu'il épousera bientôt, et il goûte à l'opium, dont il continuera à user toute sa vie avec « sagesse et circonspection ». Dès son retour, « Jeff » – comme ses amis aiment à l'appeler – revient au journalisme en qualité de grand reporter, ce qui lui donne l'occasion de nombreux voyages et de multiples rencontres. À l'occasion d'une nouvelle publiée en revue, Gaston Gallimard prend contact avec lui et fait paraître son premier roman, la Steppe rouge, en 1922. Le succès, immédiat, est aussitôt suivi d'un second, plus grand encore, celui de l'Équipage (1923), qui sera réédité quatre-vingt-deux fois en trente mois. À l'âge de vingt-cinq ans, Kessel est déjà un écrivain connu. Éditeurs et journaux se disputent sa plume. C'est aussi une jeune homme tumultueux, aimant le jeu, les femmes, l'alcool, l'aventure, et les verres brisés dans les restaurants.

Sa profession de journaliste autant que son goût pour les paysages, les personnalités, et les situations extrêmes le poussent à courir le monde. Un reportage sur la Syrie et la Palestine le conduit au Proche-Orient, et une enquête sur l'esclavage, en Abyssinie. La vie parisienne, pour laquelle il montre également un goût prononcé, ne lui offre pas moins d'exotisme, puisqu'il fréquente les truands de Montmartre ou les milieux des russes émigrés, et qu'il en tirera Nuits de princes (1927), Nuits de Montmartre ou, en 1928, Belle de jour, un de ses meilleurs romans. Il n'a pas trente ans quant il obtient le prix de l'Académie française.

Ces succès et une vie partagée entre l'aventure et les mondanités sont soudain remis en cause par la mort de sa femme. Il cède alors au découragement et au remord d'avoir trop souvent délaissé celle qui l'avait aimé sans rien lui demander en retour. À trente ans, il fait le point sur sa vie, sur ce tourbillon d'ambition, de guerre, d'alcool, d'amour et d'aventure qu'on retrouvera dans le Tour du malheur, et où il a joué le rôle d'« un barbare totalement immoral », mais au cœur sensible. C'est à ce moment que Gallimard lui confie la direction de Détective, où il publiera des histoires de mauvais garçons signées Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Albert Londres, et, bien sûr, Joseph Kessel. La vie reprend le dessus. En 1932 paraît Fortune carrée, dont l'action se passe autour de la mer Rouge, hommage à la grandeur et à la sauvagerie de ces terres désertiques où il a suivi Henry de Monfreid sur la piste des marchands d'esclaves. Tandis qu'il semble chercher des conflits en pays lointains, l'Histoire se prépare à déchaîner autour de lui une violence plus sauvage encore.

De la clandestinité à l'Académie française

En Allemagne, Hitler prend le pouvoir ; Kessel, qui passe pour un auteur de droite, ne peut rester insensible aux persécutions dont les Juifs sont l'objet. Il quitte le journal Gringoire, qui commence à prendre une orientation nettement antisémite, et écrit la Passante du Sans-Souci, sa première contribution antifasciste (1936). Il se tient pourtant à l'écart de la vie politique, part pour les États-Unis où, depuis sa collaboration au film Mayerling, le cinéma lui fait des offres alléchantes. L'affaire tourne court et il n'en rapporte qu'un livre désenchanté, Hollywood ville mirage. Après de nouveaux voyages en Amérique du Sud, pour honorer la mémoire de son ami Mermoz, et un séjour dans l'Espagne déchirée par la guerre civile, où il est correspondant de guerre, il rejoint la France, qui vient d'entrer dans le deuxième conflit mondial. La débâcle le déconcerte, il hésite un instant à passer en Amérique ou à Londres, puis décide de s'installer dans la guerre, dans le sud de la France. C'est là qu'il est contacté pour entrer dans la Résistance. Car Kessel est juif, c'est-à-dire menacé. Il rejoint Londres au terme d'une brève errance en Europe du Sud. Il y écrit des articles, et, avec son neveu Maurice Druon, le célèbre Chant des partisans, qui, sur une musique d'Anna Marly, servira d'hymne à la Résistance. Il compose l'Armée des ombres, récits des épisodes dramatiques et héroïques des combattants clandestins, qui paraît à Alger en 1943. Kessel a enfin la joie de voler de nouveau, et c'est en capitaine de l'escadrille Sussex qu'il revient dans la France libérée.

Il reprend son métier de journaliste et collabore désormais à France-Soir. C'est lui qui couvre, en particulier, le procès de Pétain et le procès de Nuremberg. Il poursuit son œuvre d'écrivain, et publie le Bataillon du ciel, son cinquante-troisième livre, le Tour du malheur (1950), le plus long et le plus autobiographique de ses romans, Terre de feu, sur la naissance de l'État d'Israël. Mais les temps ont changé, la littérature aussi. À l'heure de l'existentialisme et du « nouveau roman », les récits d'aventures n'ont pas bonne presse. De plus, il se brouille avec Pierre Lazareff, le directeur de France-Soir, qui l'avait longtemps soutenu. Il se remarie avec Michèle, une Irlandaise rencontrée à Londres pendant la guerre. Il achète un appartement. À plus de cinquante ans, tout indique qu'il se prépare à jeter l'ancre.

Il n'en est rien. Kessel repart pour l'Afrique des Grands Lacs, pour l'Extrême-Orient. L'Afghanistan, avec ses steppes arides, ses cavaliers intrépides et ses tempéraments sauvages, lui fait une profonde impression. Il est venu y tourner un film avec Pierre Schoendoerffer, la Passe du diable, qui sera retiré de l'affiche après une sortie fugitive et qui brûlera, jusqu'à la dernière copie, dans un incendie. Mais ces voyages ne resteront évidemment pas infructueux.

De ses souvenirs du Kenya, il tire le Lion (1958), qu'il croit avoir fait surtout pour plaire aux enfants. Contre toute attente, ce roman est celui qui lui vaudra son plus grand succès. Il s'en vendra plusieurs millions d'exemplaires. La critique le salue, le général de Gaulle lui écrit pour lui dire son admiration. Le succès gagne l'Amérique. Sa gloire est internationale. Elle n'interrompt pourtant pas son travail de reporter et de journaliste. Il publie un reportage (Avec les Alcooliques anonymes) et couvre, en Israël, le procès du criminel nazi Adolf Eichmann.

Avec le succès du Lion, une pluie d'honneurs s'est abattue sur lui. L'Académie française lui apparaît sans doute comme une consécration. En 1963, le vieux routier à face de lion fait son entrée sous la Coupole. Bientôt atteint par l'âge de la retraite, il lui faut renoncer au journalisme, auquel il a tant donné. Sa vie conjugale est aussi rendue plus difficile par le penchant exagéré de son épouse pour l'alcool. Il se réfugie dans le travail et entend transmettre encore son expérience afghane. Au milieu des difficultés, il entreprend d'écrire, au prix de cinq ans d'efforts, ce qu'il appelle son « testament », les Cavaliers, un nouveau « grand Kessel ». Avant même la sortie du livre, en 1967, il repart pour l'Afghanistan, pour le compte de l'Organisation mondiale de la santé et pour y tourner une émission de télévision.

Ce sera son dernier voyage. Désormais, il ne prendra plus que des vacances, et l'écriture est devenue pour lui un exercice laborieux. Il a soixante-quatorze ans, ses amis disparaissent peu à peu, ses sorties en ville sont désormais réservées aux intimes. Cette semi-retraite dans sa maison d'Avernes est pourtant toute relative. Il publie encore Partout un ami, Des hommes (1972), et collabore à la revue les Combats d'Israël. Dans son dernier livre, les Temps sauvages (1975), son style ne marque aucun relâchement. Malgré une première attaque cardiaque, il ne cesse ni de boire ni de fumer. Le 23 juillet 1979, il est terrassé par une crise cardiaque : il sera enterré au cimetière Montparnasse.

Un romancier reporter

Joseph Kessel appartient à la tradition des romanciers reporters, comme Albert Londres ou Ernest Hemingway. Il y a en lui quelque chose de l'aventurier, comme chez Henry de Monfreid, mais aussi du pur romancier, comme chez Joseph Conrad, pour qui il éprouvait une grande admiration. Le monde offre trop de paysages, l'Histoire trop de convulsions, les personnages trop de relief pour s'en tenir à des huis clos et à des introspections. Kessel se sent plus à son aise dans les guerres ou les révolutions, en compagnie d'individus taillés pour les situations tendues et les passion brûlantes. Mais, contrairement à Malraux, il ne court pas le monde en quête d'un motif de réflexion sur la portée de l'engagement ou sur le sens de l'existence. C'est dans la vie qu'il s'engage, cherchant surtout à la vivre pleinement, à en restituer la brutalité et la profusion. « Il n'a rien d'un intellectuel, d'un penseur, d'un moraliste », écrivait André Billy à la parution de son premier roman, « c'est un conteur et ce n'est qu'un conteur. À d'autres que moi de l'en plaindre. » Cette attirance pour l'aventure ne cède pas pour autant à la facilité de figures tonitruantes ou de rebondissements spectaculaires. Les personnages de Kessel sont saisis dans la complexité de leurs sentiments, sans effet ni panache.

Mais, de l'aveu même de l'auteur, « l'attachement au même objet est entièrement contraire à ma nature ». Loin d'avoir découpé une fois pour toutes ses romans à la serpe, ou de les couler dans le même moule, Kessel est un homme des contrastes et il sait faire preuve d'une grande variété d'inspiration. Les recoins ou les lieux secrets de Paris sont évoqués avec autant de sensibilité que les paysages d'Afrique, d'Asie ou d'Orient, d'une plume alerte, habile à séduire un large public. Il sait plaire aux enfants, comme avec le Lion ou Au Grand Socco (1952), et également décrire les pulsions troubles et les perversions secrètes qui font scandale, par exemple dans Belle de jour, de même que le charme et la fraîcheur du style apportent un contrepoint à la sauvagerie et à l'aridité des steppes. La violence et l'héroïsme restent sans doute sa matière de prédilection, mais non son seul domaine. Après la Seconde Guerre mondiale, surtout, sa fougue se teinte de pitié, et son intérêt semble se porter aussi sur les humbles, sur les alcooliques, les mendiants, les infirmes ou les animaux, à qui il ne compte pas sa générosité, de sorte que les romans de Kessel, s'ils sont parfois conventionnels, sonnent toujours justes.

Ses personnages, pas plus que leur auteur, n'ont rien de monolithique. Malgré leur énergie, douter d'eux-mêmes ne les empêche pas de s'assumer. Dans le Tour du malheur, il fait dire à un de ses doubles : « J'ai le temps, tout le temps, et la santé, toute la santé qu'il faut, pour continuer au cours d'années interminables d'aimer sans aimer, jouir de la vie en la massacrant, aborder le bien et le beau sans avoir à les servir ».

En tant que journaliste, Kessel s'est intéressé aux grands causes et aux procès historiques aussi bien qu'aux faits divers auxquels il a su donner un portée qui les dépasse. Ses articles ont été réunis dans Témoin parmi les hommes et le Procès des enfants perdus.

Le cinéma a abondamment puisé dans une matière qui se prêtait si bien à l'image et à la narration. De nombreux films ont été réalisés à partir de ses romans, dont les plus célèbres, et sans doute les meilleurs, sont Belle de jour, de Luis Buñuel (1966), et l'Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville (1969).