Jorge Luis Borges
Écrivain argentin (Buenos Aires 1899-Genève 1986).
Un enfant de Buenos Aires
Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo naît le 24 août 1899 à Buenos Aires. Dans son Essai d'autobiographie (1970), Borges remonte la généalogie de sa famille, jusqu'à un très lointain xvie s. :« Les Irala, les Garay, les Cabrera et tous ces autres conquistadors espagnols qui ont fondé villes et nations. Jamais je n'y ai songé… Je suis très ignorant de leur vie. D'ailleurs, c'étaient des personnes très peu intelligentes, des militaires espagnols et de l'Espagne d'alors. » Il compte même parmi ses ancêtres un tyran authentique, Juan Manuel de Rosas, et bon nombre de héros des guerres d'indépendance du xixe s., dont le colonel Isidoro Suárez (« Il fit planer sa valeur sur les Andes… Il est à présent un peu de cendre et de gloire », lit-on dans un poème de Ferveur de Buenos Aires) :« J'ai donc des deux côtés de ma famille des ancêtres guerriers ; cela peut expliquer mes rêves de destinée épique que les dieux m'ont refusée, sagement sans doute. » Son père (« très intelligent, et, comme tous les gens intelligents, très bon ») est avocat, d'ascendance anglaise par sa mère (« Bien qu'il fût très fier de son ascendance anglaise, il avait coutume d'en plaisanter et disait d'un air faussement perplexe : « Après tout, les Anglais, qu'est-ce que c'est ? Un groupe de travailleurs agricoles allemands. »), et s'intéresse avant tout à la littérature – Shelley, Keats, Swinburne pour la poésie, Hume, William James ou Berkeley pour la philosophie, Burton pour l'ethnologie et le dépaysement, entre autres. Il est son premier maître de littérature :« C'est lui qui me révéla le sens et la portée de la poésie – le fait que les mots ne sont pas seulement un moyen de communication mais aussi un symbole magique – et de la musique. Quand je récite maintenant des poèmes en anglais, ma mère me dit que j'ai ses mêmes intonations. » Quant au nom de Borges, il vient d'ancêtres portugais (l'Auteur et autres textes, 1960), et signifie « bourgeois ». Ses premiers souvenirs sont « le lent et boueux fleuve de la Plata », à Montevideo où il est en vacances.
En 1901, peu après la naissance de sa sœur Norah, compagne et « caudillo » de ses jeux d'enfance et d'adolescence, Borges part avec les siens pour le quartier de Palermo, à Buenos Aires, peuplé de truands souvent d'origine italienne, les compadritos, « fameux par leurs rixes au couteau » :« Palermo était d'une misère insouciante » (Evaristo Carriego, 1930). Mais ce Palermo pittoresque ne frappe guère le regard de l'enfant :« On faisait tout à la maison pour que nous l'ignorions et l'on y parvenait fort bien […] En ce qui me concerne, je soupçonnais à peine l'existence des compadritos parce que je ne sortais pratiquement jamais de la maison. ».
L'homme-bibliothèque
Que fait Borges enfant ? Il lit. Et d'énumérer tous les grands classiques anglo-saxons de l'évasion, dévorés derrière les grands murs clos : Mark Twain, Stevenson, Wells, Hawthorne, Dickens, Jack London, Poe, Lewis Carroll, les Mille et une nuits dans la traduction provocatrice de Burton (« en cachette sur le toit »), et Don Quichotte – en anglais. À six ans, il déclare solennellement à sa famille :« Je veux devenir écrivain. » Il précisera plus tard :« Je me suis toujours considéré comme un écrivain avant même d'écrire. » Il confiera à Jean de Milleret :« Quand je lisais, je m'identifiais avec l'auteur, ou l'un de ses personnages ; par exemple, quand j'avais onze ans, j'étais Lesage ou Cervantès. » Il vit, il n'existe que dans la bibliothèque – le lieu magique qui régit toute sa vie et son imaginaire :« J'ai grandi dans un jardin, derrière une grille à fers de lance, et dans une bibliothèque aux livres anglais illimités » (Evaristo Carriego).« Si on me demandait ce qui a compté le plus dans ma vie, je répondrais : la bibliothèque de mon père. Il m'arrive de penser qu'en fait je ne suis jamais sorti de cette bibliothèque. » Plus tard, « la Bibliothèque de Babel », l'un des récits les plus célèbres de Fictions, commencera par ces mots :« L'univers (que d'autres nomment la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. » Borges plus tard sera bibliothécaire – conservateur aveugle de livres connus par cœur :
Lent dans l'obscur, j'explore la pénombre
Creuse avec une canne incertaine
Moi qui m'imaginais le Paradis
Sous l'espèce d'une bibliothèque
(Poème des dons)
Sa bibliothèque rêvée est d'ailleurs une métaphore des circuits neuronaux ; sa biographe Alicia Jurado affirme que« Borges est un labyrinthe » (« le Jardin aux sentiers qui bifurquent », dans Fictions) ; interviewé en 1969 par André Camp, Borges précise qu'il pensait aux Carceri d'invenzione de Piranèse, à De Quincey, à Kafka – à un poème de Baudelaire, Rêve parisien :« Le labyrinthe est le symbole évident, inévitable, de la perplexité. Toute ma vie, je n'ai cessé d'être perplexe devant l'univers, perplexe devant le problème philosophique pour moi essentiel : le problème du temps et de l'identité. » Homme-labyrinthe, homme-bibliothèque, on voit tout ce que l'Umberto Eco du Nom de la rose lui doit.
Le (très) jeune Borges, si myope que l'on craint déjà pour lui les affres de la cécité, malédiction familiale, compose – en anglais, puisque sa gouvernante l'a élevé dans cette langue – un manuel de mythologie et, en espagnol archaïsant, « une histoire assez farfelue, écrite à la manière de Cervantès – un roman de chevalerie démodé, intitulé la Visière fatale ». Il a sept ans et souffre de savoir qu'il ne sera jamais soldat, à cause de sa vue :« j'ai de très bonne heure eu honte d'être quelqu'un n'aimant que les livres au lieu d'être un homme d'action. Pendant toute mon adolescence, j'ai pensé que c'était une injustice que l'on m'aimât. Je ne méritais pas que l'on m'aimât, d'aucune façon, et je me souviens que le jour de mon anniversaire me remplissait de confusion, parce que tout le monde me comblait de cadeaux et que je pensais n'avoir rien fait pour les mériter et être une sorte d'imposteur. Ce n'est qu'à trente ans passés que j'ai surmonté cette impression » (Essai d'autobiographie).
Ce n'est qu'à partir de 1908 qu'il va en classe – sans enthousiasme :« Comme je portais des lunettes, un col dur et une cravate, j'étais en butte aux railleries et brimades de la plupart de mes camarades qui étaient tous de la graine de voyous. » Cette même année, il traduit le Prince heureux, d'Oscar Wilde – une traduction si belle que le journal El País la publie et que tout le monde l'attribue à Borges père, qui se prénomme également Jorge.
La famille va passer ses vacances à Adrogué (« ce labyrinthe perdu et tranquille de propriétés, de places et de rues qui convergeaient et divergeaient »), dans une grande propriété de style néocolonial, et Borges découvre la Pampa, les gauchos, le fleuve, l'odeur des eucalyptus.
Premier séjour en Europe
Au début de 1914, peut-être pour que Borges père puisse faire soigner sa vue déclinante par de vrais spécialistes, toute la famille a la bonne et malencontreuse idée de partir pour l'Europe – Londres, Cambridge, Paris, Genève enfin, où, coincée par les événements, elle séjourne jusqu'à la fin des hostilités, sans grandes difficultés (le peso argentin est alors une monnaie plus forte que les monnaies européennes). Borges apprend le français – par la littérature (Daudet, Hugo, Gyp, Rémy de Gourmont et Zola) et cultive la nostalgie argentine à travers les livres de la bibliothèque familiale. À seize ans, la seule réalité qui le touche est celle des livres. Lisant Crime et Châtiment, il note :« Ce roman dont les héros étaient une prostituée et un assassin me semblait bien plus redoutable encore que la guerre qui nous environnait. » Il découvre Carlyle et Chesterton, Rimbaud et les Leaves of grass de Walt Whitman – « pendant un temps je considérai Whitman non seulement comme un grand poète mais comme le seul poète ». Et De Quincey, « un écrivain très suggestif, doué d'une curiosité et d'une érudition presque inépuisables » – on croirait un autoportrait. Il apprend seul l'allemand en lisant les poèmes de Heine et le Golem, le roman fantastique de Meyrink, qui lui inspirera plus tard un poème.
La vie continue, cependant, en Argentine. Mi noche triste, premier tango-canción (tango-chanson sentimentale) fait fureur : Borges aura toute sa vie horreur du tango, « pensée triste qui se danse », auquel il préfère les milongas, chansons populaires de caractère réaliste, pleines de sang et de fureur :« À travers ces milongas je me souviens du nom des vieux assassins » de Palermo et d'ailleurs.
Pour améliorer encore son allemand, il lit Richter, qu'il n'aime pas, les expressionnistes, qu'il pense supérieurs à tous les « -ismes » de l'époque, et Schopenhauer, le plus grand des philosophes, pour lui. L'histoire de Borges, c'est d'abord l'histoire de ses lectures :« Ma mémoire est décidément trop bonne pour que je sois un penseur personnel », plaisantait-il.
Voilà Borges bachelier, qui demande pour cadeau d'anniversaire une encyclopédie allemande. Longtemps il sera un grand lecteur d'encyclopédies, lues avec méthode. Il a déjà écrit des sonnets en anglais et en français, avant de réaliser qu'il était « voué à l'espagnol, irrémédiablement ». La famille Borges séjourne à Lugano, puis en Espagne, à Barcelone et à Palma – parce qu'il n'y a pas de touristes… Il écrit à Jacobo Sureda :« Je ne m'adonne à la littérature que la plume à la main et j'espère ne jamais en venir à littératuriser ; mais sait-on jamais. » Installé à Séville, il rejoint les « ultraïstes » de la revue Grecia qui « se proposait de renouveler la littérature, une branche des arts dont ils n'avaient pas la moindre idée ». Il y publie un « Hymne à la mer ». C'est à Madrid en 1920 qu'il rencontre le fondateur de l'ultraïsme, Rafael Cansinos Asséns, auteur du Candélabre à sept branches, « un livre de psaumes, dit Borges, très érotique ». Les réunions du Café colonial sont le prétexte à des joutes rhétoriques débridées. Borges collabore alors à la plupart des revues d'avant-garde espagnoles, Grecia, Cervantes, Reflector, Baleares, Ultra, Tableros, Cosmópolis. Sa sœur Norah illustre brillamment cette épopée ultraïste, qui s'ouvre alors à l'Europe et multiplie les contacts avec Tzara et le dadaïsme. En mars 1921, Borges rentre en Argentine,« la Terre des Présidents avariés, des cités géométriques et des poètes qui n'ont pas encore accueilli dans leurs hangars l'avion biscornu de l'Ultra ». Avant de partir, il détruit un recueil de poèmes, Rythmes rouges (dont certains toutefois sont parus en revues) et un livre inédit d'essais, les Cartes du tricheur. Installé à Buenos Aires, qu'il redécouvre (il commence à écrire les poèmes de Ferveur de Buenos Aires, qui paraîtront en 1923 à compte d'auteur), il a pour la première fois l'idée d'écrire un roman fantastique en collaboration (avec Macedonio Fernández, sur la tombe duquel il dira, en 1952 :« L'un des grands bonheurs de ma vie, c'est d'avoir été l'ami de Macedonio et de l'avoir vu vivre »). Il lance la revue murale Prisma, qui n'aura que deux numéros, puis Proa, qui en aura trois.
Borges poète
Ferveur de Buenos Aires paraît alors que Borges est de retour en Europe (selon un parcours déjà éprouvé, Angleterre, France, Suisse, Espagne), et lui vaut d'être cité l'année suivante dans la revue de Marinetti, Futurisme. Préfaçant son recueil en 1969, Borges écrit, après avoir noté que le jeune homme de 1923 et le « correcteur » de 1969 étaient un seul homme :« En ce temps-là je cherchais les soirs, les banlieues et le malheur ; je cherche maintenant les matins, le centre et la sérénité » :
Si les choses sont vides de substance
et si l'innombrable Buenos Aires
n'est qu'un rêve
qu'érigent les âmes par une commune magie,
Il y a un instant
où son être est démesurément menacé,
et c'est l'instant frémissant de l'aube,
lorsque sont rares les rêveurs du monde
et que seuls quelques noctambules conservent,
cendreuse et à peine ébauchée,
l'image des rues qu'ils définiront ensuite avec les autres
(Point du jour)
La critique est divisée :« Pour les uns je suis un classique rusé et pour les autres un vertigineux ultraïste… ».
De retour en Argentine, Borges se rend chaque soir à la Bibliothèque nationale et y explore l'Encyclopaedia Britannica avec méthode, apprenant tout sur tout. « Les encyclopédies, note son biographe, Emir Rodriguez Monegal (Borges par lui-même, Seuil, 1970), en tant que structures littéraires et prototypes d'un certain style d'écriture, servent de modèles non seulement pour les essais de Borges mais aussi pour bon nombre de ses contes les plus fameux ».
Il partage son activité littéraire entre Proa, réactivée, et Martin Fierro, plus politique. Il y publie nombre d'articles de critique littéraire (repris dans Inquisitions, 1925) qui sont autant de prises de position. Sa sœur illustre un nouveau recueil de poèmes, Lune d'en face, plein d'« argentinismes » :
Pampa,
Je t'entends aux tenaces guitares sentencieuses,
Et dans tes hauts oiseaux et dans la plaine lasse
Des charrettes de foin qui viennent de l'été
(À l'horizon d'une banlieue)
Le « guitariste des couchants », comme il se définit par autodérision, reniera plus tard ce « fatras de fausse couleur locale ». Borges collabore activement au journal La Prensa, et prépare son étude sur la Langue des Argentins (1928), où il analyse particulièrement le lunfardo, l'argot de la rue. Suit en 1929 le premier recueil dont Borges mature sauvera quelque chose, le Cahier San Martín :
La mort de quelqu'un
– mystère dont je possède le nom vacant, dont nous ne saisissons pas la réalité –
maintient vers le Sud une maison ouverte jusqu'à l'aube,
une maison ignorée que je ne suis pas destiné à revoir,
mais qui m'attend cette nuit,
dans la haute insomnie de ses lampes attardées,
émaciée de mauvaises nuits, différente,
minutieuse de réalité
(Cette nuit-là on veillait quelqu'un dans le Sud)
Borges prosateur
Borges reçoit le premier des nombreux prix qui jalonnèrent sa carrière, et, avec son montant, s'offre l'Encyclopaedia Universalis … Il publie Evaristo Carriego, « l'homme qui découvrit les faubourgs délabrés et miséreux de la ville – le Palermo de ma jeunesse ». L'année suivante, Victoria Ocampo fonde la revue Sur, dont Borges sera l'un des principaux collaborateurs. Il y rencontre le tout jeune Adolfo Bioy Casares. Il publie en 1932 Discussion, réunion d'essais, écrit dans le supplément littéraire de Crítica des récits qui sont les premières moutures des futurs contes de l'Histoire universelle de l'infamie (publiée en 1935) – biographies déformées de personnages réels, gangsters et autres. Mais, pudeur ou dédoublement, il signe son premier conte (« Hommes des faubourgs », plus tard « l'Homme au coin du mur rose ») du nom, emprunté à sa parentèle, de Francisco Bustos. Il fréquente Drieu la Rochelle, de passage à Buenos Aires, qui trouve pour qualifier la Pampa « le mot parfait, que tous les poètes argentins ont vainement cherché » : « vertige horizontal ». Drieu de retour en France fait sur Borges un long article élogieux dans l'Intransigeant.
En 1936 paraît Histoire de l'éternité, recueil d'articles. Borges est aussi traducteur – de Gide (Perséphone), de Virginia Woolf (Orlando), de Michaux (Un barbare en Asie), de Kafka (la Métamorphose). Pour la première fois, en 1937, il exerce une activité rémunérée comme assistant dans une bibliothèque d'un quartier pauvre de Buenos Aires :« Par une ironie du sort, j'étais alors un écrivain assez connu – sauf à la bibliothèque. Je me souviens qu'un de mes collègues releva un jour dans une encyclopédie le nom de Jorge Luis Borges, ce qui le fit s'étonner de l'identité de nos noms et de nos dates de naissance. » Dans le tramway qui l'amène au travail, Borges lit la Divine Comédie et le Roland furieux.
1938 est l'année de la mort de son père, et d'un accident qui dégénère en septicémie et le fait délirer trois semaines :« Durant les jours et les nuits qui suivirent l'opération, il put comprendre qu'il n'avait été jusqu'alors que dans la banlieue de l'enfer » (« le Sud », in Fictions). « Tapir blessé », il craint d'avoir des facultés intellectuelles amoindries et, pour se rassurer, écrit Pierre Ménard, auteur du Quichotte. C'est l'histoire très borgesienne d'un auteur qui recopie minutieusement le roman de Cervantès, ce qui en fait un autre texte :« Ménard choisit comme réalité le pays de Carmen » – c'est dire que notre lecture est fatalement contaminée par notre culture, que les connotations d'un texte (« le style archaïsant de Ménard – tout compte fait étranger – pêche par quelque affectation. Il n'en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l'espagnol courant de son époque ») ne sont pas les mêmes, non en raison des intentions de l'auteur, mais du regard du lecteur. Le même type de paradoxe plein de sens, quelques années plus tard, amènera Borges à disserter sur l'influence de Kafka au xixe s. (Zénon, Han Yu, Kierkegaard, Robert Browning, Léon Bloy, lord Dunsany) :
« Si je ne me trompe pas, les textes disparates que je viens d'énumérer ressemblent à Kafka, mais ils ne se ressemblent pas tous entre eux. Ce dernier fait est le plus significatif. Dans chacun de ces morceaux se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n'avait pas écrit, personne ne pourrait s'en apercevoir. À vrai dire, elle n'existerait pas. Le poème Fears and scruples de Robert Browning annonce prophétiquement l'œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. […] Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur. Dans cette corrélation, l'identité ou la pluralité des hommes n'importe en rien. Le premier Kafka, celui de Contemplation (Betrachtung, 1913), est moins précurseur du Kafka des mythes sinistres et des institutions atroces que ne le furent Browning et lord Dunsany. » (Kafka et ses précurseurs, Autres Inquisitions, 1952).
La démarche purement borgesienne nous amène en fait immédiatement à chercher l'influence de Borges dans les littératures des siècles antérieurs… Raymond Roussel certainement, par exemple, mais aussi bien De Quincey, par un injuste retour des choses, ou Macpherson inventant Ossian.
Pour la première fois en 1939, un texte de Borges (l'Approche du caché) est traduit en français – au moment où la vue de Borges baisse considérablement.
Contre les dictatures
La guerre éclate, la position de Borges est dénuée d'ambiguïté :« Il est possible qu'une déroute allemande soit la ruine de l'Allemagne ; il est indiscutable que sa victoire serait la ruine et l'avilissement de l'univers. » Avec Silvina Ocampo et Bioy Casares (Borges a été leur témoin de mariage, et lui vient de publier sa célébrissime Invention de Morel), Borges publie une Anthologie de la littérature fantastique (1940), puis une Anthologie de la poésie argentine (1942) – et, seul, le Jardin aux sentiers qui bifurquent, première partie de Fictions. Avec Bioy Casares, il crée l'auteur-personnage Bustos Domecq, héros-narrateur de parodies policières, Six Problèmes pour Don Isidro Parodi, les Douze Signes du zodiaque, etc.« Honorio Bustos Domecq ne tarda pas à nous gouverner d'une poigne de fer et, pour notre plus grande joie d'abord puis à notre consternation, il devint complètement différent de nous, ayant ses propres fantaisies, ses propres sous-entendus, son propre style apprêté. » Borges rassemble, en les remaniant, ses Poèmes (1943), traduit Melville (Bartleby) et publie Fictions (1944). L'année suivante, à l'enquête de la revue Latitud « Pourquoi écrivez-vous ? », il répond : « Il n'est pas pour moi d'autre destin. »
Avec la même logique qui lui faisait haïr Hitler, Borges devient l'ennemi déclaré du péronisme : « La situation en Argentine est très grave, écrit-il en 1945, si grave qu'un grand nombre d'Argentins sont en train de devenir nazis sans s'en rendre compte. » Perón (que Borges appelle l'Innommable) arrive au pouvoir (24 février 1946). Les dictateurs ont bonne mémoire : il destitue Borges de son emploi de bibliothécaire et le nomme, par dérision, inspecteur des volailles et des lapins au marché public de la rue Córdoba. Réaction immédiate :« Les dictatures fomentent l'oppression, les dictatures fomentent la servilité, les dictatures fomentent la cruauté ; encore plus abominable est le fait qu'elles fomentent la stupidité » (1946). Dans la déferlante péroniste, Borges sera, pour les dix ans à venir, l'adversaire décidé du totalitarisme.
Avec Bioy Casares, les identités de substitution alternent et se cumulent : sous le pseudonyme de B. Suarez Lynch, ils publient Un modèle pour la mort et, sous la signature de Bustos Domecq, Deux Fantaisies mémorables. Borges fonde une nouvelle revue, Anales de Buenos Aires. Il publie Nouvelle Réfutation du temps (1947), puis son second recueil de contes, l'Aleph (1948), où une nouvelle, « la Demeure d'Astérion », reprend le thème quasi autobiographique du labyrinthe – et du Minotaure :
« Je sais qu'on m'accuse d'orgueil, de misanthropie, peut-être de démence. Ces accusations (que je punirai le moment venu) sont dérisoires. Il est exact que je ne sors pas de ma maison ; mais il est moins exact que les portes de celle-ci, dont le nombre est infini, sont ouvertes jour et nuit aux hommes comme aux bêtes […] Je suis unique ; c'est un fait. Ce qu'un homme peut communiquer à d'autres hommes ne m'intéresse pas. Comme le philosophe, je pense que l'art d'écrire ne peut rien transmettre. ».
Borges est élu président de la Société argentine des écrivains, l'un des rares îlots de résistance à Perón (1950), et, grand amateur de sagas, il travaille sur les Anciennes Littératures germaniques (1951). Il devient progressivement aveugle :« Ma cécité avait progressé graduellement depuis mon enfance. C'était comme un lent crépuscule d'été. Il n'y avait rien là de particulièrement dramatique. » Sa mère, avec laquelle il vit, lui sert de plus en plus de lectrice et de secrétaire. À la chute de Perón (septembre 1955), il est nommé à la direction de la Bibliothèque nationale – aveugle comme ses deux prédécesseurs à ce poste.
L'aveugle le plus célèbre depuis Homère
Les distinctions pleuvent sur la tête de Borges. Membre de l'Académie argentine des lettres, prix national de littérature (1956), prix Formentor (1961), commandeur des Arts et des Lettres en France (1962), chevalier de l'Empire britannique (1965) et de l'ordre du Soleil, docteur honoris causa de plusieurs universités prestigieuses (Columbia, Oxford, Michigan, Sorbonne)… Il ne cesse d'écrire : avec Luisa Mercedes Levinson, la Sœur Héloïse (1955) ; avec Margarita Guerrero, le Manuel de zoologie fantastique (1957) ; seul, l'Auteur (1960). Professeur de littérature anglaise, il séjourne aux États-Unis (1962) puis en Europe (1963). Il se marie finalement avec une amie d'enfance, Elsa Astete Millian, en 1967, et part enseigner aux États-Unis, en Israël (1969). En 1969 paraît le recueil de poèmes Éloge de l'ombre : « Le temps m'a appris quelques ruses, écrit-il en préface. J'évite à présent les synonymes, qui ont le désavantage de suggérer des différences imaginaires ; j'évite les hispanismes, les argentinismes, les archaïsmes et les néologismes ; je préfère les mots habituels aux mots surprenants. » Suivent les nouvelles du Rapport de Brodie. En octobre 1970, les époux Borges se séparent – l'écrivain part seul en Islande, la terre de ses sagas bien-aimées. En 1972 paraît l'Or des tigres :« La parabole succède à la confidence, le vers libre ou blanc au sonnet. ».
Les honneurs se succèdent : Buenos Aires le déclare « citoyen illustre », il reçoit le prix Alfonso Reyes à Mexico (1973), il est au Chili grand-croix de l'ordre d'O'Higgins, l'Espagne lui décerne le prix Cervantès (1980), la France le prix Cino del Duca, l'Italie le prix Balzan, le Mexique le prix Ollin Yolitzli, aux États-Unis le prix de la Fondation Ingersoll ; la France le fait commandeur de la Légion d'honneur. Franco Maria Ricci édite luxueusement le Congrès, un conte tout à la fois autobiographique et fantastique. En 1974, avec son vieux complice Bioy Casares, Borges écrit le scénario des Autres, le film énigmatique de Hugo Santiago : Borges n'a cessé de s'intéresser au cinéma. En juillet de la même année paraissent ses Œuvres complètes – subterfuge commode pour éliminer définitivement des œuvres qu'il renie :« Je crois que j'ai trop écrit. Mais si écrire beaucoup est une condition nécessaire pour laisser finalement quelques lignes décisives, je ne me repens pas. L'œuvre d'un auteur est une suite de brouillons pour arriver à quelques pages définitives. Il faut travailler une vie entière pour laisser un vers, une fable, un conte, une fiction. Et puis, les erreurs que j'ai commises en noircissant tant de papier m'ont permis d'accéder à la sérénité », déclare-t-il en 1980. Parmi ces pages « définitives », peut-être faut-il compter les nouvelles du Livre de sable (1975), que Borges semble particulièrement aimer. Au mois d'août de la même année, la Rose profonde, où la cécité occupe à son goût trop de place :« La cécité est une clôture, mais c'est aussi une libération, une solitude propice aux inventions, une clef et une algèbre. » Le 8 juillet 1975, sa mère meurt, à 99 ans. Le voilà désormais avec Maria Kodama, guide, secrétaire, compagne de chaque heure :« Voici le labyrinthe de Crète dont le centre fut le Minotaure que Dante imagina comme un taureau à tête d'homme et dans le réseau de pierre duquel s'égarèrent tant de générations, comme Maria Kodama et moi nous nous égarâmes ce matin-là et continuons égarés dans le temps, cet autre labyrinthe » (Atlas). En 1976 paraissent les poèmes de la Monnaie de fer :
J'ai commis le plus grand des péchés que l'on puisse
commettre : le péché de n'avoir pas été
Heureux…
À Maria Kodama il dédie les poèmes d'Histoire de la nuit – « le plus intime » puisqu'il « prodigue les références littéraires » (1977), et en 1981 ceux du Chiffre.
1986. Hospitalisé début janvier à Genève, il se marie par procuration, au Paraguay, avec Maria Kodama, à qui il dédie son dernier recueil de poèmes, les Conjurés (« Nous ne pouvons donner que ce qui, déjà, appartient aux autres »). Il emménage dans une maison du vieux Genève lorsqu'il meurt, le 14 juin, d'un emphysème ou d'un cancer du foie, selon des rumeurs diverses, veillé par sa femme et par l'écrivain argentin de langue française Hector Bianciotti. « Une mort très douce », écrit ce dernier. Borges avait déjà écrit d'Evaristo Carriego, ce poète des rues qui venait, le dimanche, lorsqu'il était enfant, dans la maison de Palermo :« Je pense que l'homme est poreux devant la mort et que son imminence le sillonne de lassitudes et de lumière, de vigilances miraculeuses et de prémonitions. » Et, dans une interview plus récente :« Il serait triste pour moi, après ma mort, de penser que sur terre je m'appelais Borges, que j'ai publié quelques bouquins, que je venais d'une famille de militaires… Je préfère oublier tout cela, de même que je préfère oublier l'époque où j'étais dans le ventre de ma mère. Je suis un peu fatigué d'être Borges, et après ma mort je serai peut-être quelqu'un, peut-être personne, mais j'espère n'être plus Borges. ».