John Steinbeck
Écrivain américain (Salinas, Californie, 1902-New York 1968).
Origines et premiers écrits
Le prix Nobel de littérature en 1962 et le succès de certains de ses livres, Des souris et des hommes, les Raisins de la colère, ont longtemps valu à Steinbeck une réputation égale à celle de Faulkner et d'Hemingway, ses contemporains, mais qui résiste mal au temps et à une analyse sérieuse. Steinbeck est probablement l'un des meilleurs romanciers régionalistes américains. C'est son principal, voire son unique mérite. Son histoire est un peu celle du paysan corrompu par la ville. Steinbeck le fruste, le romancier de l'élémentaire, de l'immanence absolue n'aurait jamais dû quitter son village qui l'inspire si bien. Il connaît parfaitement cette « grande vallée » de Salinas, en Californie, qui descend vers le Pacifique, à 200 km au sud de San Francisco, avec ses champs fertiles, ses immenses ranches et les pêcheurs mexicains de Monterey. C'est là qu'il est né, en 1902, d'une famille très simple d'origine irlandaise : père fonctionnaire, mère institutrice. C'est là qu'il a ses « racines », son « poney rouge » (ce sera le titre d'une nouvelle qui paraîtra en 1937), sa cabane en bois. Après de brèves études à l'université Stanford, près de San Francisco, c'est à Salinas qu'il tâte de tous les métiers : maçon, bûcheron, ouvrier agricole, comme les « paisanos » de Tortilla Flat et les fermiers de Pâturages du ciel. Le meilleur de son œuvre est là. Steinbeck n'est pas un grand visionnaire, ni un grand créateur comme Faulkner. C'est un peintre naïf. Le Yoknapatawpha est en Faulkner. Steinbeck, lui, est dans Salinas. Son génie simple, c'est de regarder, d'entendre, de sentir la terre, les hommes et les bêtes de Salinas, sans omettre un détail, pas même que les paysans n'y prononcent le « g » des participes présents qu'en fin de phrase. Si Steinbeck avait accepté la pente naturelle de son talent, ce serait une sorte de Giono de la Californie. Là, dans l'isolement, il écrit son premier livre, la Coupe d'or (Cup of Gold, 1929), où se devine déjà un romantisme facile. Il publie, en 1932, les Pâturages du ciel (The Pastures of Heaven), puis en 1933 À un dieu inconnu (To a God Unknown), un livre panthéiste, dont le lyrisme rappelle D. H. Lawrence.
Le réalisme engagé et social des premières œuvres
La crise économique des années 1930 et la brusque mode du socialisme chez les écrivains américains l'égarent sur les sentiers du réalisme engagé, où il se perdra. Comme Steinbeck décrit la misère des ouvriers agricoles dans Tortilla Flat (1935), recueil de nouvelles sur les « paisanos » de Monterey, les critiques l'étiquettent « écrivain social ». Et Steinbeck le folkloriste se prend pour un intellectuel de gauche et se penche sur la classe ouvrière jusqu'à en perdre l'équilibre. Il est conscient que ce succès de snobisme politique l'enferme dans un genre faux : « Je suis si occupé à être un écrivain que je ne peux plus rien écrire », dit-il en 1935, entre deux cocktails, après le succès deTortilla Flat. En 1936, En un combat douteux (In Dubious Battle) aborde même le problème de l'action communiste en milieu agricole. C'est cet aspect politique de l'œuvre qui vaut la gloire à l'écrivain. Gide même s'y trompe, qui note dans son Journal que Steinbeck offre « la meilleure peinture psychologique que je connaisse du communisme ». Ainsi, la crise et les illusions socialistes embarquent le génie naïf de Steinbeck dans le grand malentendu de la littérature engagée.
Or, Steinbeck n'est pas une tête politique, encore moins un marxiste. Il n'a rien en commun avec les écrivains socialistes américains, tels Edward Dahlberg, Richard Wright, Paul Taylor, Howard Fast ou James T. Farell. Au contraire, il reprend le vieux rêve des pionniers : avoir un petit ranch à soi, là-bas, à l'Ouest, où l'immensité de la Prairie est le symbole de la liberté. Pour George et Lennie, les héros de Des souris et des hommes (Of Mice and Men, 1937), les lendemains qui chantent ne parlent pas de socialisme : « On aura une petite ferme et l'on aura p'être ben un cochon et des poulets, et dans le champ un carré de luzerne pour les lapins. » C'est le vieux rêve jeffersonien de la petite propriété foncière. Les chômeurs de Steinbeck reprennent la marche vers l'Ouest des pionniers américains. Ce sont des damnés de la terre qui croient plus au Far West qu'au socialisme.
Les Raisins de la colère et Des Souris et des hommes
Dans les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1939), le livre le plus réussi et le plus grand roman social de l'époque de la crise, l'inspiration religieuse double la révolte. Les Joad, cahotant sur leur tacot, sont en route pour la Terre promise. Le style des Raisins de la colère imite celui des Psaumes, et la structure du récit reproduit l'exode biblique, de l'oppression en Égypte jusqu'à l'arrivée parmi les tribus hostiles de Cana. De même que, pendant l'Exode, Israël reçut de nouvelles lois, de même les Joad sont dispersés : un lien nouveau se forme, qui remplace le lien familial par la solidarité de classe.
Cette quête de la Terre promise n'est pas, chez Steinbeck, individuelle et spirituelle, mais concrète et tribale. Ne plus avoir faim, ni soif, ni froid, c'est à ce niveau physiologique de la dignité que se situe l'univers de Steinbeck. Celui-ci est à son affaire avec les simples, les illettrés, avec des hommes qui sont encore un peu des bêtes et s'individualisent mal. C'est un romancier de la tribu, du clan ; il parle des hommes avant l'invention de la personne humaine. Il a élaboré une théorie mi-scientifique, mi-poétique du « group-man », de l'univers grégaire, dont l'homme n'est qu'un élément biologique. Son microcosme ressemble délibérément à ces flaques d'eau où mollusques et crustacés se débattent à marée basse. Comme il y a un anthropomorphisme des animaux chez Walt Disney, il y a une sorte de zoomorphisme des hommes chez l'auteur de Des souris et des hommes. C'est son ami le biologiste Edward F. Ricketts qui inspira en partie cette vision biologique. Ricketts, qui avait emmené Steinbeck dans l'expédition scientifique de la mer de Cortés, était son conseiller et son maître à penser, et il figure dans la plupart des romans de Steinbeck sous les traits de « Doc ».
« Les plans les mieux conçus des souris et des hommes ne se réalisent pas. » Le titre Des souris et des hommes, emprunté à ce texte de Robert Burns, explicite ce fatalisme biologique de Steinbeck. Hommes et bêtes sont gobés par le destin, comme le serpent d'eau par le héron à la dernière page. Le meilleur Steinbeck, ce n'est pas le message social, mais ces moments de poésie où le drame des hommes trouve un reflet symbolique dans la nature : une chouette qui fond sur un mulot, un hurlement de chien abandonné. L'héroïne de « la Caille blanche » s'identifie à l'oiseau qu'elle regarde. Cette « Caille blanche » est avec « les Chrysanthèmes » l'une des meilleures nouvelles du recueil la Grande Vallée (The Long Valley, 1938). Mais il n'y a rien d'idyllique dans ce rapprochement de l'homme et de la bête. Ce qui fascine Steinbeck, comme il l'écrit, c'est « la transformation de toute une masse d'hommes en une seule grande bête rampante ».
L'univers et les personnages de l'œuvre de Steinbeck
Univers barbare que celui de ces êtres à peine humains, que Steinbeck regarde vivre et mourir avec une patience de paysan, une sorte de sérénité féroce. Le monde de Steinbeck est un univers sans amour, sans amitié : la seule lueur est cette solidarité de bœufs sous le joug qui unit Lennie et George mâchant leurs haricots côte à côte, en grommelant. Lennie, le colosse idiot qui, par amour, étrangle des souris et des femmes, est le plus exemplaire héros de Steinbeck, à mi-chemin de l'homme et de la bête. Avec ces créatures frustes, les techniques behaviouristes, la description extérieure, l'indigence des motivations psychologiques font merveille.
Mais, quand il faut aborder l'univers urbain, les problèmes politiques, moraux, psychologiques, les moyens manquent à Steinbeck. Il en est ainsi quand l'écrivain traite des syndicalistes dans En un combat douteux, des citadins dans les Naufragés de l'autocar (The Wayward Bus, 1947) et surtout des aristocrates dans À l'est d'Éden (East of Eden, 1952), fresque historique sur deux grandes familles de Californie, les Trask et les Hamilton, de 1860 à 1920. Pour compenser cette pauvreté psychologique, Steinbeck utilise un symbolisme enfantin. Dans À l'est d'Éden, par exemple, « remake » du drame de Caïn et d'Abel, les prénoms des bons commencent par la lettre A, comme Abel, et ceux des méchants par la lettre C, comme Caïn.
Les dernières années
Pendant les dernières années de sa vie, Steinbeck continue à beaucoup écrire : des romans comme The Winter of our Discontent (l'Hiver de notre mécontentement, 1961) ou The Short Reign of Pippin IV (le Règne éphémère de Pépin IV, 1957). Il compose aussi des récits de voyage, où, d'un ton sentimental ou sentencieux, il exprime au fond son incompréhension totale du monde moderne : Un Américain à New York et à Paris (1956) ou le bêtifiant Mon caniche, l'Amérique et moi (Travels with Charley in Search of America, 1962). Steinbeck n'est plus de son temps. La société d'abondance, la « foule solitaire », où l'aliénation, plus que la faim, est le drame, l'Amérique des cosmonautes, des ordinateurs et des psychanalystes ne sont plus les siennes. Le génie de Steinbeck a disparu avec les « paisanos », les pauvres Blancs et les ouvriers illettrés qui l'avaient inspiré. Douloureusement conscient de cette faille, après la guerre, Steinbeck tâte de tout, y compris la comédie musicale, le reportage et même une histoire parodique de la IVe République française. Sans succès. Dans son amertume, lui, qui avait généreusement pressé les « raisins de la colère », est devenu peu à peu réactionnaire. Son drame est d'être entré au musée avant d'atteindre à l'immortalité.
À vouloir forcer son talent naturel, Steinbeck s'est cassé la voix. Son drame est celui d'un écrivain de terroir, de tempérament naturellement conservateur et mystique, qui s'est égaré dans le réalisme engagé. Plus profondément, c'est peut-être celui de tout roman « social » à une époque où le lumpenprolétariat blanc disparaît du monde occidental. Alors que les dernières tribus du sous-prolétariat blanc sont en voie d'extinction, les personnages de Steinbeck prennent l'allure de fossiles préhistoriques. Quand la société de consommation condamne la foule solitaire à la névrose et non plus à la faim, il n'y a plus de Steinbeck, mais des Saul Bellow et des Salinger. Et c'est à la tradition d'Henry James plutôt qu'au réalisme social que revient le roman américain. Si l'œuvre de Steinbeck doit survivre, ce ne sera ni pour son message social, ni pour son « réalisme engagé », mais pour ses qualités poétiques, son sens des correspondances panthéistes entre la main, la plante et la terre ; ce sera pour cette mystique de la nature sauvage, qui rapproche parfois Steinbeck de D. H. Lawrence et de Walt Whitman. La réputation de l'écrivain repose maintenant sur trois livres des années 1930. Mieux doué pour observer les choses que pour exposer des idées, Steinbeck mérite l'estime comme écrivain généreux et humain, qui atteint parfois une simple grandeur quand il se contente de décrire les gens du « pays ».