John Michael, puis John Maxwell, dit J.M. Coetzee
Écrivain sud-africain de langue anglaise (Le Cap 1940).
Bien que descendant de colons hollandais, un fait qu’il évoque dans Terres de crépuscules (Duskland, 1974), il choisit de s’exprimer en anglais plutôt qu'en afrikaans :« écrivain occidental vivant en Afrique du Sud » et traitant de questions universelles, il ne veut pas se borner aux horizons de son seul pays d’origine.
Naissance d'un écrivain universel
Après des études d’informatique et de linguistique en Angleterre, il part travailler aux États-Unis comme programmeur, avant d'entamer une thèse de doctorat sur l’œuvre de Samuel Beckett, pour ensuite revenir vivre dans le pays qui l’avait vu naître : « On n’est amoureux, expliquera-t-il, que d’un seul paysage au cours d’une vie. » Il devient professeur de littérature anglaise à l’université du Cap en 1972. Avec Au cœur de ce pays (In the heart of the country, 1977) et En attendant les barbares (Waiting for the barbarians, 1980), il rencontre une audience internationale. Il reçoit en 2003 le prix Nobel de littérature pour une œuvre qui, selon l'académie suédoise, « peint les multiples facettes de l'engagement inattendu de l'outsider ».
La violence de la conscience
Si, par deux fois, dans Scènes de la vie d’un jeune garçon (Boyhood. Scenes from provincial life, 1999) et Vers l’âge d’homme (Youth, 2003), l’écrivain, d’un naturel plutôt secret, se raconte, garçon brillant, docile à l’école mais despote et irascible à la maison, entre un père qu’il méprise et une mère dont il craint à tout instant de perdre l’affection, ces deux romans autobiographiques sont menés à la troisième personne, alors que les autres textes utilisent le « je ». La plupart des romans de Coetzee apparaissent comme de longs soliloques, empruntant la forme du journal écrit au jour le jour. Le narrateur, héros bien souvent dérisoire, sous la menace d'un avenir qu’il ne connaît pas, impose au lecteur une proximité quasi corporelle, sans distance, exhibant jusqu’au halètement ses pensées intimes, ses fantasmes, ses visions, ses cauchemars. Cette proximité, qui est en soi déjà une forme de violence, agit par capillarité sur le lecteur devenu témoin consentant de ce qui advient au narrateur, dans un monde dépourvu de signification, imprévisible, « dans un éboulement sans fin, sous un ciel sans mémoire ». Comme chez Samuel Beckett, et lui empruntant l’idée que l’on ne peut écrire hors de soi, le roman devient « l’aventure d’une écriture ».
Étude de l'asservissement
Son deuxième roman, Au cœur de ce pays, est le récit halluciné — en 266 segments — de la vie d’une vieille fille solitaire dans le huis clos d’une ferme isolée du veld où s’affrontent quatre personnages : la narratrice, Magda ; son père, le maître blanc ; le contremaître noir Hendrik et sa jeune épouse Klein-Anna. Au-delà de la folie qui se dégage de ces pages oppressantes, parfois haineuses, c’est l’impossible relation entre les communautés noire et blanche que détaille ce journal.
En attendant les barbares est le récit d’un magistrat libéral et impuissant face aux violences d’un Empire essoufflé. Retiré dans une forteresse aux confins d’un désert, il assiste aux exactions de militaires soucieux de déjouer de chimériques attaques de tribus barbares, puis s’enferme dans d’étranges rituels expiatoires, au cours desquels il lave et soigne une jeune prisonnière aveugle aux jambes brisées, avant d’entreprendre de la ramener dans sa tribu — ce qui lui vaut d’être à son tour brimé, maltraité et enfermé par les mêmes militaires, pour manquement à sa fonction.
L'asservissement consenti
Le thème du serviteur, et l’ambiguïté qui accompagne le consentement à la soumission, est également abordé dans Foe (1986), allusion transparente à Daniel Defoe (1660-1731). Dans cette réécriture de Robinson Crusoé, une femme à la recherche de sa fille, Susan Barton, débarque sur l'île. De retour en Angleterre, avec Vendredi dans ses bagages, elle ne parvient pas à convaincre Mr. Foe d'entreprendre la rédaction de ses aventures, récit qu'elle finira par écrire elle-même. Ici, les serviteurs sont au nombre de deux : Susan, qui parlera par la plume, et Vendredi, le domestique impassible. Si Vendredi ne rechigne apparemment pas à satisfaire les moindres désirs de Robinson, même les plus absurdes comme de bêcher une terre dans laquelle il n’y a rien à planter, c’est notamment parce que l’usage de la parole lui a été enlevé : « les marchands d'esclaves, [qui lui ont coupé la langue], considèrent peut-être la langue comme une friandise », dit Robinson, qui semble se satisfaire fort bien de l’infirmité de son compagnon. « Ou peut-être se sont-ils lassés d'écouter ses gémissements […]. Peut-être voulaient-ils l'empêcher de raconter un jour son histoire […], nous ne saurons jamais la vérité. »
La soumission expiatrice
Coetzee obtient le prestigieux Booker Prize pour la deuxième fois de sa carrière, avec Disgrâce (Disgrace, 1999), roman sans illusion sur une société pourtant libérée de l'apartheid, mais livrée à une brutalité plus tyrannique encore. Chassé de l'université pour harcèlement sexuel, David Lurie trouve refuge chez sa fille, à la campagne, avant de subir les violences infligées par leurs voisins noirs. Il lui faudra renoncer à la littérature, à la musique, au langage, pour retrouver une dignité minimale, au contact des chiens qu'il euthanasie. La « fabrique du consentement » ne choisit pas ses victimes ; à la fin de l’apartheid, certains Blancs se sont persuadé que les violences qui leur étaient faites s’apparentaient à une forme de « réparation ».
La langue en lambeaux
Pour Coetzee, la langue « ne saurait être le médium capable d'exprimer la vérité de l'Afrique du Sud ». Dans Au cœur de ce pays, elle est à la fois un instrument de pouvoir et un moyen de transgresser les codes d’un ordre établi. « Mon père échange des mots interdits avec Klein-Anna. […] Il pense qu'ils peuvent choisir leurs mots, s'inventer un langage privé. […] Mais il n'existe pas de langage privé », affirme Magda à propos de la relation que son père entretient avec la jeune épouse de son contremaître noir. Dans Foe, Susan invective Robinson : « Vous parlez comme si le langage était un des fléaux de la vie, comme l’argent ou la vérole. » Et quand David Lurie, le professeur renvoyé de l’université dans Disgrâce, cherche à mettre des mots sur ce qui lui arrive, c’est pour constater à quel point la langue lui semble « fatiguée, friable, mangée de l’intérieur, comme par des termites. On ne peut guère plus se fier qu’aux monosyllabes, et encore, pas tous. Mais que peut-on faire ? Rien. Lui, qui jadis enseignait la communication, ne voit rien à faire. Rien, si ce n’est tout reprendre à zéro, avec le b.a.-ba. D’ici que reviennent les longs mots reconstruits, purifiés, fiables de nouveau, il sera mort depuis longtemps. »