chant
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Le chant, une des expressions orales de l'homme, demeure le reflet de chaque ethnie et de son évolution. Ainsi que le chant dit « classique », le chant qui relève des traditions orales exige parfois un apprentissage minutieux dont témoignent les chanteurs de ragas aux Indes, les griots de l'Afrique noire, etc. Mais le genre qui nous intéresse ici, lié au développement d'une musique élaborée, souscrit en toutes circonstances à des préoccupations communes : destiné à traduire par la voix une partition musicale plus ou moins immuable, le chant, en dehors de toute considération technique ou artistique, doit répondre à des exigences de constante audibilité et d'élocution intelligible, ces facteurs tenant compte de l'acoustique du lieu et de l'utilisation de la voix soit en solo, soit soutenue par un ou plusieurs instruments de musique. Les données essentielles de cet art bien policé n'ont pas subi de bouleversements fondamentaux depuis le xve siècle, quand bien même les moyens de parvenir à de mêmes fins diffèrent encore selon le milieu, la culture, la langue et tous les éléments qui conditionnent les facultés d'audition du chanteur, celles-ci déterminant évidemment sa capacité de reproduction de sons connus. L'apprentissage du chant est, en effet, quelque peu semblable à la conquête de la parole par le nouveau-né. Certains principes physiologiques identiques et immuables gouvernent donc l'émission vocale du chant et précèdent toute spécialisation, que ce chant soit ensuite plus particulièrement orienté vers le théâtre, le lied, l'oratorio, etc.
Depuis l'Antiquité, et quel que fût son objet (art profane ou sacré, acte cultuel ou divertissement), le chant s'est toujours réclamé de l'une ou l'autre de deux conceptions opposées : il peut être un geste vocal pur, chant vocalisé sans paroles, de caractère incantatoire ou hédonistique (dit chant mélismatique), plus particulièrement lié aux civilisations magiques latines et orientales, type auquel se rattachent par exemple le chant de la synagogue et du temple, les lectures ornées du Coran, le chant flamenco ou les coloratures de l'opéra italien. Il peut, au contraire, se mettre au service de la transmission intelligible d'un texte (on le nomme alors chant syllabique, c'est-à-dire une note par syllabe) et se présente comme une sorte de récitation chantée. Cette seconde conception est davantage celle des civilisations rationnelles et nordiques, plus essentielle dans le lied germanique et la mélodie, dans la lecture des textes scripturaires de la liturgie, dans le Sprechgesang et ses prolongements au sein de l'opéra moderne. Elle est néanmoins également à la base du récitatif de l'opéra classique. Bien que ces choix relèvent avant tout de l'évolution de l'esthétique des genres lyriques, les interférences inévitables entre les deux conceptions ont considérablement influencé l'évolution du chant jusque dans sa technique même. Cet antagonisme entre « son » et « verbe », véritable pierre de touche des exercices du culte en tous lieux et en tous temps, fut notamment ressenti par l'Église chrétienne qui, tout en entretenant un enseignement vocal dont se réclamèrent plus tard les premiers chanteurs d'opéra, manifesta une méfiance vigilante envers les pouvoirs expressifs du chant : on en vint donc à observer une distinction stricte entre la récitation quasi syllabique des textes sacrés essentiels, d'une part, et, de l'autre, la libération jubilatoire des officiants, qui, par un effet de compensation inévitable, en vinrent à orner par d'interminables vocalises le chant du kyrie et surtout de l'alleluia. Dans le domaine de la musique profane, une luxuriance vocale tout à fait comparable est attestée par le traité de l'Espagnol Diego Ortiz (Rome, 1553), qui enseignait avant tout aux chanteurs comment composer eux-mêmes leurs variations et passages de virtuosité. Les mêmes tendances laissent des traces dans l'écriture des madrigaux pour voix soliste exécutés par de véritables professionnels du chant lors des fêtes princières de la fin du xvie siècle en Italie, lorsque le triomphe définitif de la monodie accompagnée sur la polyphonie eut fait du chant le moyen primordial d'expression des compositeurs modernes.
En Italie, jusqu'à Rossini
Auteur et interprète de plusieurs de ces madrigaux, Giulio Caccini énonça les objectifs de ce nouvel art dans les deux préfaces qu'il écrivit pour ses Nuove musiche (1602, 1614) : se faisant le porte-parole des humanistes florentins et romains des camerate (v. Camerata fiorentina), il posa la définition d'un recitar cantando (« dire » en chantant), récitatif très mélodique et volontiers ornementé permettant la compréhension du texte sans négliger pour autant la beauté du chant. Cette façon de favellare in armonia (raconter par les sons) se réclamait d'une voix ferme, riche, et de l'attaque du son bien ample. Il préconisait une grande liberté rythmique (la sprezzatura), l'emploi de toutes les nuances de coloris et de dynamique, ainsi naturellement que la maîtrise d'une parfaite virtuosité dans la vélocité, l'exécution des différentes espèces de trilles, mordants, gruppi, esclamazioni, etc., à l'usage de tous les types de voix « afin de se rapprocher au mieux du sens des mots et du goût ». Néanmoins, alors que Luzzaschi avait fait vocaliser la célèbre Vittoria Archilei (1550-1618) sur plus de deux octaves, Caccini préconisait généralement des tessitures plus restreintes, bien que, à son époque, la basse Melchior Palantrotti ait témoigné d'une extrême agilité sur une tessiture étendue (ré1-fa3), cependant que la voix aiguë masculine, rarement sollicitée au-delà du sol3, correspondait, en fait, à celle du baryton actuel. Enfin, cette buona maniera di cantare faisait obligation aux interprètes d'improviser leurs propres « passages » de virtuosité en fonction du style et des « points d'orgue » que leur ménageaient les auteurs. Cette double exigence de technique vocale et de science musicale fut particulièrement assumée par les castrats, grâce à leur formation musicale sans équivalent, plus encore qu'à la nature de leur voix. Monteverdi confia au castrat Giovanni Gualberti le rôle titulaire de son Orfeo (1607), œuvre où il appliqua les principes de Caccini : un sobre recitar cantando suffit à narrer la mort d'Eurydice, tandis que c'est par la magie d'un chant très orné qu'Orphée charme les divinités infernales (aria Possente spirto). Confirmant le caractère, en quelque sorte abstrait, que revêtait alors le chant, il confia encore à un castrat le rôle de Néron dans le Couronnement de Poppée (1642), tandis qu'une voix aiguë masculine y incarnait une femme âgée : la notion de correspondance entre un type de voix et un caractère ne devait apparaître que bien plus tard.
Avec l'art de Baldassare Ferri (1610-1680), la virtuosité vocale atteignit le même niveau de perfection que les vertus expressives du chant, jusque-là tenues pour l'essentiel, et c'est cette virtuosité qui devint l'élément prédominant de ce que nous nommons aujourd'hui le bel canto, dont Pier Francesco, dans son Traité (1723) posa ainsi les principes : une technique identique pour tous les types de voix, un chant ferme et assuré, et un sain usage de toute l'étendue vocale, le chanteur devant se garder aussi bien de rechercher la puissance des notes aiguës que de détimbrer les notes graves par l'usage inconsidéré du fausset au-dessous de sa limite naturelle. En rappelant que « plus la voix monte vers l'aigu, plus les sons doivent être attaqués avec douceur », et que le mélange des registres était le seul moyen d'obtenir un chant modulé à l'infini, Tosi enseigna comment « utiliser les premières résonances de tête, dès le bas médium de la voix, afin que les dernières résonances de poitrine disparaissent au-delà du mi3 (le ré de notre diapason actuel), car c'est le fausset qui domine au-del࠻. Notons qu'il convient d'entendre ce terme fausset, non comme l'actuel falsetto, mais comme le falsettone ainsi défini par la phoniatrie moderne. Enfin, il reconnaissait néanmoins « la voix de tête comme plus apte à l'agilité » (c'est seulement avec Rossini que l'exécution des coloratures en bravura, c'est-à-dire en pleine voix, fut adoptée) et recommandait naturellement « l'étude des valeurs longues et lentes avant celles de la virtuosité et de l'interprétation ». Il ne fut guère écouté, en revanche, lorsqu'il préconisa une agilité qui fût propre au chant et qui différât du style instrumental, autre objectif qui ne fut atteint qu'à l'époque de Mozart ou de Rossini.
En effet, avec Haendel et ses contemporains, l'art des castrats avait atteint son apogée dans une débauche de virtuosité au caractère purement instrumental. Cette perfection portant en elle-même un élément de saturation et de rupture, ces chanteurs en revinrent à cultiver à nouveau l'art de l'expression et du pathétique, et ils laissèrent peu à peu à d'autres types d'interprètes le soin de maintenir le flambeau de cette virtuosité. Haendel et Hasse s'intéressèrent à la voix de ténor, et le premier fit largement appel à l'agilité de basses telles que Montagnana, et, surtout, Giovanni Boschi, doué d'une belle étendue vocale (ré1-fa3), mais apporta tous ses soins à l'émancipation de la voix féminine qu'allait réhabiliter le xviiie siècle : interdites de séjour sur les scènes des États pontificaux en Italie, en raison de leurs mœurs relâchées, les cantatrices recevaient, au contraire, à Londres un accueil favorable. La voix de contralto de Francesca Vannini-Boschi fit merveille dans Rinaldo de Haendel en 1711, puis Antonia Merighi et surtout Vittoria Tesi (1700-1775) imposèrent davantage ce type vocal ; Hasse écrivit pour cette dernière cantatrice dans un registre véritablement approprié (sol2-fa4). Pourtant, le phénomène caractéristique plus particulier du chant haendelien fut l'intérêt sans précédent que le compositeur prêta au registre aigu des castrats et des sopranos. Et encore les textes écrits ne nous fournissent-ils qu'une idée relative des possibilités réelles de ces interprètes, qui donnaient leur véritable mesure dans les « embellissements » apportés aux arias, et notamment dans le da capo de ceux-ci, précisément destiné à mettre en valeur les possibilités les plus originales de chacun d'entre eux. De la célèbre Faustina Bordoni-Hasse (env. 1700-1781), une soprano grave habituellement limitée au sol4, Haendel exigea parfois le si bémol5, cependant qu'il écrivit le do5 pour sa rivale Francesca Cuzzoni (1700-1770), une cantatrice qui, la première, mit vraiment en valeur les caractères de pureté et d'expressivité propres à la voix féminine aiguë. Gluck, dans ses premières œuvres, puis Piccinni usèrent avec bonheur de cet engouement nouveau, alors même que, par un effet contraire, les castrats recherchaient dans la richesse de leur registre central des ressources insoupçonnées, car, ainsi que le remarque Rodolfo Celletti (La Vocalità, in Storia dell' opera, Turin, 1977) « une des lois du xviiie siècle voulait que le chant expressif requière des voix de tessiture moins étendue » : un siècle plus tard, nous le constaterons, le chant wagnérien et vériste allait souscrire à cette théorie.
Ayant désormais le champ libre, les sopranos rivalisèrent en exploits souvent gratuits et se lancèrent à la conquête des sons adamantins d'un registre suraigu que nul ne leur disputait : on vanta la qualité du chant de Brigida Banti ou bien les cas exceptionnels de l'Anglaise Élisabeth Billington (1766-1818), qui, à Naples et à Vienne, fit acclamer son étendue vocale de trois octaves (la2-la5), ou du contralto russe Ouranova, qui pouvait aussi chanter le rôle très élevé de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée de Mozart ! Mais les spécialistes de ce type de chant se regroupèrent autour de l'école viennoise : l'Allemande Gertrud Mara (1749-1833) et Anna de Amicis (1733-1816), pour qui écrivit Mozart, atteignaient le mi5, Élisabeth Wendling et la Polonaise Antonia Campi (1773-1822) le fa ; Mozart, toujours, écrivit fréquemment cette note, notamment pour sa belle-sœur Josefa Weber, qui créa le rôle de la Reine de la Nuit, pour Francisca Lebrun-Danzi (1756-1791), qui donnait le sol5 (une note qu'en France Grétry requiert également dans Renaud d'Ast) et pour Aloysia Lange Weber, à l'intention de laquelle il composa l'air Popoli di Tessaglia, une page dont la tessiture aiguë n'a jamais été dépassée. Enfin, Mozart entendit en Italie la fameuse Lucrezia Agujari (dite la Bastardella, 1743-1783) gravir la gamme jusqu'au do6, seulement égalée au xxe siècle par Erna Sack et par Mado Robin.
Mais cette aventure particulière se développa, en fait, à contre-courant par rapport à l'esthétique dominante. Si les schémas essentiels du bel canto régissaient encore l'œuvre vocal de Haydn, de Cimarosa et de Mozart, celui-ci, particulièrement sensible aux courants réformistes réclamant un chant « plus naturel », réduisit la liberté d'ornementation habituellement concédée aux interprètes, assigna volontiers une fonction dramatique à la colorature et commença à définir une correspondance entre les caractéristiques de timbre et de tessiture des voix et l'âge, le sexe, le caractère des personnages. Dans cette typologie, la voix de ténor, encore mal définie, trouva son meilleur emploi avec les rôles de jeune premier, un amoureux encore timide, généralement un type de ténor grave, virtuose au timbre parfois assez dramatique, s'opposant déjà au castrat, symbole évident de l'abstraction théâtrale : c'est en 1774 qu'avaient précisément paru les fameuses Réflexions de G. B. Mancini, très important théoricien de l'art vocal, où celui-ci déplorait la baisse de qualité musicale de l'enseignement du chant, la décadence de l'art des castrats, et, le premier, il se pencha sur les données physiologiques de la voix.
En France
Une véritable école de chant ne s'y affirma guère avant la fin du xviie siècle, l'exécution des airs de cour et des œuvres religieuses n'exigeant jusque-là ni ambitus important, ni coloratures, ni endurance vocale particulière. Le premier pédagogue de renom, Pierre de Nyert (1597-1682), n'est encore souvent mentionné que comme « chantre », bien qu'il ait puisé sa science auprès de maîtres italiens et transmis son enseignement à Michel Lambert, lui-même beau-frère de Mme Hilaire Dupuy, première cantatrice française de renom, et beau-père de Lully. Ce Florentin naturalisé français, comprenant néanmoins le parti à tirer d'une méfiance certaine contre le chant italien, attisée, en France, par les factions politiques hostiles à Mazarin, tenta au contraire de calquer un nouveau type de chant non sur la parole elle-même, mais sur la déclamation théâtrale, s'inspirant étroitement de la récitation de l'alexandrin racinien pour modeler un récitatif lyrique lent et mesuré, exempt de toute fioriture, au déplaisir des cantatrices, mais à la satisfaction d'un chanteur comme Beaumavielle († en 1688), réputé pour sa très belle voix de basse, mais qui chantait, dit-on, sans école, sans nuances, et soutenait exagérément des notes aiguës presque criées. De telles critiques permettent de mesurer les carences techniques de ce style que les Italiens surnommèrent bientôt urlo alla francese, ou « l'école du cri », termes déjà appliqués aux comédiens français. Pourtant, un phrasé plus musical allait peu à peu s'instaurer, mieux servi par les voix aiguës masculines, tailles et ténors hautes-contre. Ces derniers usaient d'une méthode de mélange des registres, assez voisine de la conception italienne, et leurs voix souples étaient plus particulièrement prisées dans la musique religieuse (M. A. Charpentier, M. R. De Lalande, Couperin, etc.). Mais ce fut, en fait, avec Marthe Le Rochois (1650-1728) que prit naissance une école véritable, dont devaient bientôt sortir les futurs interprètes de Rameau, dans l'œuvre duquel s'opéra une judicieuse synthèse entre le récitatif d'origine lullyste, qui épousait désormais la musicalité de la langue chantée (et non plus de la déclamation récitée), et les italianismes introduits dans l'opéra français par l'intermédiaire de Campra, Mouret, etc. Le style vocal de Rameau, qui apparaît aujourd'hui comme le plus sûr ancêtre de l'arioso* wagnérien, comportait néanmoins des arias dont la noblesse n'excluait pas la présence de la virtuosité (cf. le rôle de Phèdre dans Hippolyte et Aricie). Ce style exigeait de grandes et belles voix, comme en possédait Marie Antier (1687-1747), la créatrice de Phèdre, ou, dans les emplois plus légers, la célèbre Marie Fel (1713-1794). Il réclamait des tessitures masculines très longues : plus de deux octaves pour la voix de basse, cependant que le ténor Pierre Jelyotte (1713-1797) imposait un chant presque italianisant. Cumulant même les emplois de taille et de haute-contre, il dépassait sans doute le do4 dans Zoroastre (1749). La colorature italienne pénétra dans l'opéra-comique de Philidor ou de Grétry, dont les interprètes féminines, Marie Jeanne Trial et Mme Laruette, étaient précisément des transfuges de la Comédie-Italienne. Une certaine confusion régna toutefois longtemps dans ce genre, quant aux tessitures masculines : Clairval, Martin, Elleviou se partageaient des emplois dont on ne saurait dire s'ils étaient destinés au ténor ou au baryton, type vocal nouvellement apparu, qui se présentait comme une variante, en plus grave, de la voix de ténor. L'opéra-comique faisait, d'ailleurs, appel à des emplois se définissant davantage en termes de théâtre qu'en termes de voix : des interprètes célèbres, Antoine Trial, Jean-Louis Laruette, Rosalie Dugazon, dont les deux premiers possédaient des voix de qualité notoirement médiocre, laissèrent leur nom à des types d'emplois de comédie dans le répertoire lyrique léger, et non à des types vocaux.
En revanche, dans ses dernières œuvres tragiques, l'Allemand Gluck, venu se fixer en France, tendit à imposer un chant large et déclamé, sans fioritures, excluant même l'emploi des notes aiguës chez la femme. Toutefois, malgré de salutaires interférences entre les différentes écoles, le chant français demeurait sans comparaison possible avec le chant italien, et le musicologue anglais Charles Burney déplorait avec véhémence, en 1770, la façon dont les chanteurs de notre pays forçaient leurs voix, criaient et usaient de sons détimbrés, cela, affirmait-il, « faute d'école, car leurs voix sont naturellement très belles ». À la suite de Gluck, les Italiens Cherubini et Spontini allaient mieux réaliser une première tentative de fusion entre ce chant déclamé et la veine mélodique, qu'ils avaient héritée de leur pays natal, apportée en France, et qui allait heureusement influencer les auteurs français, tels que Mehul et ses successeurs.
Le règne de Rossini
Le brassage des tendances européennes, qu'accentua l'aventure napoléonienne, favorisa l'osmose entre les mérites de chaque école. Bien avant que Rossini n'en opérât une magistrale synthèse, était parue en 1804 à Paris la Méthode de chant du Conservatoire, due apparemment à un Italien, Bernardo Mengozzi (1758-1800), formé à l'école des castrats, dont il préconisait la technique, l'associant aux impératifs de déclamation et d'expression propres à l'opéra français. Mengozzi influença sensiblement l'écriture des auteurs d'opéra-comique, en particulier de l'école dont Boieldieu fut le chef de file. Les principes techniques de Tosi et de Mancini y étaient mieux explicités (notamment le principe essentiel de la respiration abdominale, qui, par l'écartement des côtes, laisse le ventre plat), cependant, en adaptant la terminologie italienne aux principes cartésiens des Français, Mengozzi définissait comme « voix de milieu » (ou mixte) la zone médiane de la voix où sont intimement mêlés les registres dits de poitrine et de tête.
Et, tandis que le chant italien faisait d'autant plus facilement souche en France qu'aucun courant nouveau n'y apparaissait plus, Rossini s'imposait à toute l'Europe, non seulement comme le seul grand auteur lyrique des trente premières années du siècle, mais aussi comme un théoricien soucieux de concilier les problèmes esthétiques, éthiques et techniques du chant. Tout en regrettant, sur le plan musical, la disparition des castrats, devenue effective en une vingtaine d'années, et qui, selon lui, portait un coup fatal au bel canto sinon au chant en son entier, Rossini en prit acte, et, pour combler cette lacune, il donna ses véritables lettres de noblesse au contralto féminin, déjà mis en valeur par Paisiello et Cimarosa, mais surtout par Zingarelli, Mayr, Paër, etc. Cette voix, qui conservait du castrat une certaine ambiguïté, un caractère hermaphrodite, s'imposa donc d'abord comme son premier substitut en incarnant, en travesti, les rôles de guerrier et d'amoureux (et conservant dans ce cas l'appellation de musico que l'on donnait aux castrats chantant ces rôles), puis en occupant une place importante comme prima donna bouffe : dans les deux cas, Rossini demanda à cette voix la même virtuosité qu'au castrat et une étendue importante (il écrivit un mi bémol2 dans Ricciardo e Zoraide, fit généralement monter cette voix jusqu'au si4), mais en donnant toutefois le maximum d'intérêt au médium de sa tessiture. Il lui conféra, en outre, un caractère plus humain qu'instrumental, rompant ainsi avec la tradition haendelienne, cependant que le contralto lyrique, lié à la notion d'âge ou de rang, demeurait l'apanage du répertoire français.
La disparition du castrat devait encore non seulement bouleverser toutes les habitudes, mais entraîner une redistribution plus complète des emplois dramatiques, alors que le siècle naissant allait peu à peu exiger du chant une expression nouvelle, en reportant sur les instrumentistes le goût pour la virtuosité transcendante : ce n'est pas un hasard si le public acclama soudain Paganini, Liszt et Thalberg dès l'instant où les chanteurs cessèrent d'évoluer sur la corde raide du funambulisme musical. Mais, en cette période de mutations, Rossini sut préserver, quasi intactes, les prérogatives essentielles du chant classique, que, dépouillant de son caractère instrumental, il prépara au frémissement nouveau du romantisme naissant. Il permit ainsi le rapprochement tant souhaité entre les écoles française et italienne, cependant qu'en Allemagne de nouvelles valeurs issues d'un romantisme largement adulte entraînaient les compositeurs vers une solution différente ; selon Roland Barthes, la naissance du lied romantique, autour de 1810, fut un autre phénomène de chant asexué, présentant, dans un cadre non latin, un autre type de substitution du castrat.
Rossini avait décidément le champ libre pour redistribuer les cartes et établir désormais le chant dans son idéal de beauté et d'humanité : il signifia son congé au soprano suraigu encore utilisé par Mayr et Paër, préférant incarner l'éternel féminin en un nouveau type vocal, sorte de greffe du contralto, non sans rapport avec le soprano employé en France par Gluck, Cherubini et Spontini. Cette voix, conservant du contralto la richesse de son grave, s'élevait vers un registre aigu étendu, dont la fragilité même symbolisait la pureté féminine : Isabel Colbran (1785-1845) disposait d'un important clavier vocal (sol2-mi5), mis en valeur par Mayr, et Rossini en fit peu à peu la partenaire aiguë du contralto-musico. À sa suite, Giuditta Pasta (1797-1865) et Maria Malibran (1808-1836) incarnèrent tour à tour des emplois de mezzo-contralto et de soprano (Cendrillon dans La Cenerentola de Rossini et Amina dans La Somnambule de Bellini, par exemple) et méritèrent le surnom de soprano assoluto qui fit fortune à l'époque romantique.
Tout cela ne fut rendu possible que par l'exacte connaissance qu'avait Rossini des impératifs de l'expression vocale : il se gardait de faire doubler la ligne de chant par les instruments, épargnait la voix dans la zone « de passage », récusait l'attaque à découvert des sons aigus, ainsi que leurs longues tenues, et utilisait la voix sur toute son étendue, mais ne s'aventurant généralement dans les zones extrêmes que par des coloratures à mouvement conjoint. Ces principes furent également appliqués aux voix masculines : pour la basse Filippo Galli (1783-1853), il écrivit de grands rôles bouffes ou tragiques (Mustafa dans l'Italienne à Alger, Selim dans le Turc en Italie, Mahomet dans l'opéra homonyme, Assur dans Semiramis, etc.) soumis à une colorature assez terrifiante. Et, toujours en conséquence de l'absence des castrats, il fut amené à opposer deux types de ténors qui, dans l'opera seria, avaient fonction d'antagonistes du drame : l'un, d'origine mozartienne, baritenore à la voix sombre et riche dans le grave, mais susceptible de s'aventurer dans le suraigu par l'emploi du falsettone, et dont l'Espagnol Manuel Garcia (1775-1832) fut le prototype ; l'autre, de timbre plus clair et de tessiture plus aiguë (ténor contraltino, dont l'opéra-comique français devint friand), ces deux types étant soumis naturellement à une très grande virtuosité ainsi qu'à une tessiture très étendue (la2-ré4).
Enfin, Rossini parvint à ce que l'on peut appeler une normalisation du chant, en imposant aux interprètes, autant que cela fut possible, une colorature écrite et non plus improvisée, qui prévoyait les aspects les plus variés d'expression et de vélocité pour toutes les catégories vocales. La colorature, souvent exigée à pleine voix, perdait ainsi le caractère décoratif et surajouté qu'elle avait souvent assumé antérieurement, pour faire partie intégrante de la mélodie elle-même (Bellini, puis Chopin dans son écriture pianistique en firent, après Rossini, la base même de leur style). Cette normalisation, dictée à Rossini par son souci de voir enfin la musique respectée, contenait malgré tout en germe une des causes majeures de la décadence du chant : abandonnant leur formation musicale qui avait été jusque-là le corollaire indispensable des études vocales, les chanteurs allaient désormais se consacrer à la recherche d'effets. En moins d'un siècle, ils devaient perdre leur agilité, et, en conséquence, la souplesse favorable aux nuances. Ainsi, alors que les réformistes se félicitaient de cette innovation rossinienne, le fait d'avoir retiré des études du chant l'art de l'improvisation allait conduire à la carence musicale, inéluctablement accompagnée d'un appauvrissement de l'interprétation, processus qui s'aggrava jusque vers 1950.
Si Rossini, fixé en France après 1824, ne put jamais obtenir véritablement des chanteurs français une maîtrise vocale comparable à celle des Italiens, il réussit, néanmoins, à unir les fondements des deux écoles et ouvrit la porte au nouveau chant romantique. En effet, par souci d'exprimer l'exaltation du héros et son dépassement intérieur, l'écriture vocale franco-italienne traduisit alors ces émois nouveaux par un désir d'ascension vers l'aigu. Ce phénomène s'associait à un processus général déjà amorcé par Beethoven et Paganini dans le domaine du violon, par les facteurs de piano qui favorisaient désormais la clarté des dernières octaves (et y ajoutaient des notes supplémentaires), et par les progrès réalisés dans la technique des instruments à vent auxquels l'adjonction de clefs ou de pistons permettait aussi davantage de facilité et d'éclat dans l'aigu.
La vogue d'un « aigu héroïque »
Ce qu'avaient déjà tenté la Pasta et la Malibran, le ténor G. B. Rubini (1794-1854) le réussit en son incarnation idéale de l'amant romantique aux passions malheureuses. Il fut l'interprète d'élection du romantisme lunaire de Bellini, qui sollicita sa voix jusqu'au fa4 dans Bianca e Fernando, puis dans les Puritains (1835). Son partenaire Antonio Tamburini (1800-1876), cependant, donnait à la voix de basse des inflexions ténorisantes. Comme le note Rodolfo Celletti, « en moins de dix ans, si les notes extrêmes des voix n'ont pas changé, la tessiture moyenne du chant s'est élevée d'une tierce avec Bellini, Donizetti, Meyerbeer et Berlioz ». Mais à cette exaltation d'un romantisme byronien devait succéder le culte du nouveau héros hugolien, né de la bataille d'Hernani et des barricades de Juillet. Le registre aigu de la voix, après avoir traduit l'aspiration de l'être vers son idéal de pureté, devint l'image de ses sentiments généreux, héroïques, image liée par conséquent à un souci, tout à fait inconnu jusque-là, de vaillance vocale.
Alors que Garcia demandait seulement au début du siècle que l'aigu ne fût pas moins puissant que le médium, le Français Gilbert Duprez (1806-1896), afin de mieux traduire par son chant la violence libertaire du personnage d'Arnold dans Guillaume Tell de Rossini, réussit à donner un éclat nouveau à la voix de ténor, en reculant les limites extrêmes des résonances dites de poitrine, non plus seulement jusqu'au si bémol ou au si3 comme David ou Rubini, mais jusqu'au do4, note dès lors appelée, lorsqu'elle était chantée selon cette technique, « ut de poitrine ». Duprez fit entendre cette note à Lucques, en 1831, lors de la création italienne de Guillaume Tell et réédita son exploit à Paris, en 1837, avec un succès foudroyant. Notons que le diapason avait alors déjà atteint (et allait dépasser souvent) l'étalon actuel de 442 fréquences.
Le succès de Duprez détermina peut-être le suicide de son prédécesseur Adolphe Nourrit (1802-1839), haute-contre à la déclamation noble et large, bien plus apprécié que Duprez par Rossini lui-même, et qui, comprenant qu'une ère était décidément révolue, tenta en vain d'imiter son cadet. En effet, alors que Duprez continuait par ailleurs à savoir utiliser toutes les ressources du registre de tête (Donizetti, en 1835, lui écrivit un mi bémol4 dans Lucie de Lammermoor), son innovation fit souche. Même si son fameux « ut de poitrine » n'était encore qu'un son en voix mixte, habilement coloré de résonances plus viriles, mais n'ayant pas l'éclat que lui donnent les ténors modernes, les chanteurs et cantatrices de toutes tessitures se lancèrent à sa suite dans la même recherche d'effets, amenuisant, au profit d'un aigu héroïque, le registre grave de leur voix jusqu'à son atrophie partielle. Le contralto devint mezzo-soprano, la basse se fit baryton, ce qui affirmait définitivement l'existence de cet échelon désormais indispensable entre la véritable basse et le nouveau type de ténor aigu, et le soprano rossinien s'effaça peu à peu devant un nouveau soprano spinto, capable encore d'exprimer l'angélisme de l'« éternel féminin », par l'usage de notes aiguës éthérées : malheureusement, cet usage ne résista guère au désir des cantatrices et non des compositeurs d'exécuter dans la nuance forte toute note tant soit peu élevée de leur registre.
À la même époque, l'orchestre des opéras croissait en volume sonore et les compositeurs qui, de Spontini à Verdi, firent trop souvent doubler la ligne de chant par les instruments contraignirent insensiblement les chanteurs à rivaliser de puissance avec ceux-ci. Le chant perdit ainsi sa souplesse, et l'écriture mélismatique, jugée par certains surannée, fit place à une écriture syllabique que les excès du romantisme allaient plus tard transformer en scansion exagérée, insistant sur les consonnes. C'est en vain que Verdi voulut concilier « le feu et la flamme » avec la voix de son soprano sfogato (« élevé, aéré »), le chant pathétique de son baryton avec les « éclats terrifiants » réclamés à Macbeth et Rigoletto, et la langueur amoureuse d'un ténor prompt à tirer l'épée. Comme le note Rodolfo Celletti : « Pour la première fois dans son histoire, un problème d'éthique allait avoir des répercussions sur la technique même du chant, à partir d'un fait anodin en soi. »
La notion de « répertoire »
Ce n'est pas un hasard si, à l'époque même où Verdi entraînait le chant sur des pentes vertigineuses (avant Wagner, et beaucoup plus que lui, pour peu que l'on observe scrupuleusement ses indications), paraissait à Paris le Traité complet de l'art du chant de Manuel Garcia Jr (1847, rév. 1856). Faisant le point sur l'évolution en cours, celui-ci signait là un ouvrage, qui demeure, aujourd'hui encore la base de toute étude du chant. Il y énonçait en termes clairs et indiscutables les principes essentiels de l'émission vocale, qui découlent de facteurs physiologiques et musicaux immuables et peuvent être adaptés ensuite à tout nouveau type de chant. Garcia y réaffirmait les principes de respiration que nous avons déjà évoqués (toutefois la respiration nasale, autrefois réputée la seule à garantir le fonctionnement parfait de l'émission chantée, devenait dans certains cas inconciliable avec les nouveaux styles d'écriture) et insistait plus que jamais sur la nécessité d'opérer la parfaite fusion des registres (qu'il nommait, lui aussi, de poitrine, de fausset, puis de tête), ces registres ayant des zones communes excédant parfois l'octave. Cette fusion réalisée sans discontinuité audible, grâce à divers artifices, dont la coloration appropriée des voyelles, et la modification insensible de celles-ci, tout au long de l'étendue vocale, grâce également à l'adoption des premières résonances de « fausset » dès le bas médium de la voix, assurait la parfaite homogénéité du chant, et permettait de le colorer et de le nuancer à l'infini sur toute la tessiture. Ce principe respectait en outre toutes les exigences de la colorature en permettant, néanmoins, de se plier aux impératifs d'un chant plus dramatique, lequel peut parfaitement être soumis à cette technique de base. La mise au point de Garcia Jr arrivait d'autant plus à propos que, jusque-là, les diverses modes observées dans le chant avaient seulement suivi l'évolution de la musique et n'avaient eu d'autre fin que de faciliter l'exécution d'œuvres contemporaines. Mais à l'époque de Garcia Jr s'imposait la notion de « répertoire », qui obligeait désormais le chanteur à pouvoir interpréter tous les styles du passé, tout en demeurant disponible aux expressions nouvelles et aussi diverses qu'allaient être celles de Verdi, Gounod, Wagner, Mascagni, Debussy ou Strauss.
Il faut constater que, depuis lors, aucun élément essentiel n'est apparu qui soit venu infirmer les données établies par Garcia. Les acquisitions plus récentes de la voix humaine, telles que les effets à bouche fermée, l'annexion du rire, du hoquet et de certaines onomatopées (ainsi que l'a réussi avec un véritable génie une cantatrice du xxe siècle, Cathy Berberian, d'abord rompue au plus pur belcantisme), débordent le cadre d'une étude réservée au chant. Mais les deux seules créations véritables postérieures à cette époque ont été, d'une part, le parlando introduit par Dargomyjski et Moussorgski dans la Russie des années 1860-1880, et repris à leur compte par Debussy, Ravel et leurs autres disciples ; d'autre part, le Sprechgesang, sorte de chant parlé ou de déclamation mélodique. Il s'est révélé que la première de ces innovations était parfaitement réductible aux principes traditionnels, dont Moussorgski n'entendait pas s'écarter, même s'il haïssait la colorature italienne ; et que la seconde, de par la volonté délibérée de son promoteur, échappait au domaine du chant, malgré les tentatives (demeurées un phénomène marginal, isolé dans le temps et les lieux), qui furent faites au début du siècle en Allemagne, d'appliquer à l'univers vocal de Wagner et de Strauss un style de chant dérivé du Sprechgesang. Les importantes mutations que l'on a pu constater dans la manière de concevoir le chant depuis un siècle sont, en fait, beaucoup moins dues à l'évolution de l'écriture lyrique qu'à l'inobservation des règles du chant par ses interprètes : ni les auteurs du grand opéra français ni les compositeurs véristes n'avaient su prévoir les trahisons que des chanteurs infidèles pourraient infliger à leurs œuvres.
Il n'en est pas moins vrai que certains auteurs lyriques les incitèrent à cette inobservation en gonflant immodérément la sonorité des orchestres, en abaissant les tessitures des rôles (ainsi que le pratiquèrent Wagner, puis Verdi à la fin de sa carrière), en ne sollicitant plus les notes extrêmes des voix. Les chanteurs purent ainsi abuser de la puissance exclusive de leurs notes centrales, perdant ainsi progressivement toute souplesse, atrophiant, parfois irrémédiablement, leur organe. Comme toujours, un phénomène social est lié à ce stade d'évolution : en l'occurrence, la démocratisation de l'opéra, souhaitée par Verdi, et déjà déplorée, en 1845, par Rossini, qui la commentait ainsi : « Il ne s'agit plus aujourd'hui de savoir qui chante mieux, mais qui crie le plus », ajoutant quelques années plus tard : « Plus on gagne de force dans l'aigu, plus on perd de grâce (…), et lorsque la paralysie de la gorge survient, on a recours au chant déclamé, c'est-à-dire, aboyé et détonnant (à savoir, chanté trop bas). Alors, pour couvrir ces excès vocaux, on fait donner l'orchestre plus fort. »
La persistance du bien-chanté
S'il est exact que, durant un siècle entier, cette tendance à chanter toujours trop fort allait s'accroître, suscitant par réaction la naissance d'une école incitant à chanter systématiquement tout trop piano, avant que le fossé ne se creusât irrémédiablement entre ces deux tendances, une certaine fidélité à la tradition du bien-chanté persista :
dans les pays demeurés hors des nouveaux courants de création lyrique (États-Unis, Espagne, Scandinavie, etc.), et dont les écoles de chant, comme les publics, restèrent attachés aux normes anciennes ;
dans l'école française d'opéra-comique et d'opéra lyrique, dans l'école russe ou chez les Slaves, où se perpétua la tradition d'un chant toujours attaché à traduire toutes les nuances de l'expression ;
au sein même des courants progressistes, où, tout en adoptant une dramaturgie nouvelle, certains auteurs (Puccini et Cilea en Italie, par ex.) surent néanmoins préserver intactes les prérogatives du chant ;
auprès de certaines catégories vocales délaissées par les auteurs modernes : les ténors légers, les sopranos légers, entre autres, dont le répertoire ne fut pas renouvelé, demeurèrent les héritiers de l'ancien style de chant, au point que la pureté du chant d'un John McCormack (1884-1943), des Devriès, Sobinov, Smirnoff, Jadlowker, d'une Maria Barrientos (1884-1946), d'une Amelita Galli Curci (1882-1963), d'une Toti Dal Monte (1893-1975) acquit une saveur presque anachronique ;
par la pérennité d'une école de chant entretenue par les disciples directs des enseignants formés du vivant de Rossini.
En effet, durant les cinquante années qui suivirent la mort de Rossini (1868), l'interprétation vocale avait subi des bouleversements profonds, dus, bien souvent, à des phénomènes sociologiques particuliers ou communs à tous les pays : ainsi la promotion de nouvelles classes sociales, souvent très éprises de musique et s'accordant mal avec les derniers feux d'un bel canto aristocratique, classes qui se reconnurent plus facilement dans les opéras du type naturaliste, peu enclins aux raffinements de l'art vocal ; ainsi une certaine démesure du postromantisme, tant dans l'Allemagne de Bismarck où le concept du surhomme nietzschéen se doubla, sur les scènes d'opéra, par le culte d'un gigantisme vocal sans fondements, qu'en France où un même besoin de violence, attisé par l'exaltation d'un passé national grandiose destinée à venger l'affront de la récente défaite, rassemblait pêle-mêle le grand opéra, le drame naturaliste, l'interprétation « héroïque » des œuvres de Wagner et de Verdi, cependant que s'accentuait le divorce entre ce style nouveau et l'art vocal « élitaire » cher aux milieux symbolistes et aux auteurs de la mélodie française, tous également hostiles aux plus diverses manifestations de la lyrique italienne. L'héritage belcantiste, qui ne survivait qu'au travers de la faveur populaire envers le vieil opéra-comique, ne pouvait se perpétuer, ne serait-ce qu'en raison de la faible qualité musicale et dramatique de ce répertoire.
Le déclin de l'art du chant
Entre 1900 et 1920 allait donc s'établir un style de chant quelque peu passe-partout, et lorsque l'écriture vocale ne fut plus enseignée aux compositeurs, l'évolution de l'art du chant se sclérosa. L'influence des nouvelles générations fut, dans ce domaine, quasi nulle jusqu'aux alentours de 1950. Alors, des auteurs tels que Luciano Berio, Pierre Boulez, Betsy Jolas, Penderecki, etc., bien que dans un contexte musical très différent, renouèrent avec les vieux principes d'un chant instrumental n'ayant d'autre objet que soi-même. Mais avant ces courants récents, un même type de chant assez déclamatoire avait donc été appliqué aux styles les plus divers, et il l'est encore souvent aujourd'hui, notamment en France. Il est curieux de constater, entre autres exemples, que le chant wagnérien fut absolument trahi en Allemagne (par la volonté expresse des héritiers de Wagner, qui lui appliquèrent ce style déclamatoire) alors qu'il sut conserver une grande partie de sa pureté aux États-Unis, jusqu'aux approches de 1940. Ces conceptions furent également répandues par quelques grands chefs d'orchestre qui allaient succéder dans la faveur du public aux cantatrices, ténors ou pianistes virtuoses naguère adulés : le cas de Gustav Mahler, privilégiant les « acteurs » aux dépens des « chanteurs », en est significatif, mais plus encore celui d'Arturo Toscanini (1867-1957), mythifié pour son prétendu respect apporté aux partitions dont il n'observait, en réalité, que certaines prescriptions instrumentales, manifestant par ailleurs le dédain le plus absolu à l'égard des volontés des compositeurs en matière d'écriture vocale, ne respectant ni les tempi rubati, ni les nuances, ni l'ornementation écrites, et pratiquant au besoin la suppression des pages qui lui déplaisaient !
Malgré tout, le processus de décadence fut assez lent pour que le disque, apparu dans les années 1900, nous ait conservé l'image sonore des innombrables grands chanteurs de cette époque. En 1913, un spécialiste du chant tel que Reynaldo Hahn jugeait la santé de cet art irrémédiablement compromise par rapport à un passé récent. Mais le disque, même s'il ne sélectionnait que les meilleurs chanteurs, fut le parfait témoin de ces mutations quasi physiologiques : la raréfaction des grands sopranos dramatiques au-delà des années 20, l'inaptitude aux nuances et à la colorature de la plupart des interprètes doués de grandes voix, l'adhésion des nouvelles écoles au chant déclamé. Il nous révèle cependant que les plus éminents représentants de la nouvelle vague lyrique avaient d'abord été d'excellents chanteurs formés selon les plus pures exigences du vieux style : Gemma Bellincioni (1864-1950), Eugenia Burzio (1879-1922), Anna Bahr-Mildenburg (1872-1947), Enrico Caruso (1873-1921), Ernst Van Dyck (1861-1923), Titta Ruffo (1877-1953), Fedor Chaliapine (1873-1938) et bien d'autres qui connurent d'abord un légitime succès et purent ensuite malmener des voix encore capables de résister à ces excès, mais autant de grands interprètes dont les successeurs ne copièrent que les manifestations extérieures de ces excès.
Au-delà de 1940, ces excès devinrent la base même des études du chant et, lorsque la guerre eut précipité le déclin d'une tradition dont les derniers représentants s'éteignaient après de longues carrières sainement conduites, de nouvelles valeurs en particulier le physique et le jeu de l'acteur, impossibles à ignorer à l'ère du cinéma remplacèrent celles du chant, au lieu d'y ajouter leur nécessaire complément. L'enseignement perdit peu à peu toute base solide et les grandes Méthodes furent oubliées ou ignorées. Parallèlement, les techniques modernes d'enregistrement fournissaient une image totalement artificielle de la voix chantée, une image déformée que tentèrent maladroitement de reproduire de nouvelles générations de jeunes chanteurs qui, du fait de la guerre, n'avaient jamais pu apprécier, au théâtre, les derniers tenants de la vieille école, dont l'éclatante supériorité était démontrée par le nombre : à la veille de 1900, la Scala de Milan comptait un fichier de deux cent quatre-vingt-dix ténors prêts à intervenir à la moindre défaillance de l'artiste engagé ! Les années qui suivirent 1950 virent avaliser ce renoncement au texte écrit, à ses nuances, à ses exigences de diction et de virtuosité. Le mélange des registres n'étant plus enseigné, non plus que la messa di voce (→ BEL CANTO), le chant devint monocorde, parfois lourd, dur, inapte à l'interprétation du fait de voix courtes, forcées, blanches et pauvres en ressource musicale, et dont le style musical déficient n'était que le fruit d'une technique vocale déficiente. Impossible à soumettre à ce chant athlétique, le répertoire de concert, d'oratorio et de mélodies fut, en revanche, trop souvent abandonné à d'excellents musiciens ne disposant pourtant d'aucune base de technique vocale. Et c'est en l'absence de toute unité d'école de chant que cet après-guerre ne put tresser de couronnes qu'à une poignée d'artistes lyriques, parfaitement exceptionnels dans tous les sens du terme, sans que le public semble avoir bien perçu, pour nous en tenir à deux exemples éloquents, quelle prodigieuse technique de chant avait soutenu les premiers pas et l'art d'interprètes d'une Maria Callas (1923-1977) ou d'un Dietrich Fischer-Dieskau (1925), ni bien compris que les dons hors pair de quelques autres artistes n'aient trop souvent débouché, faute de bases techniques suffisantes, que sur d'éphémères carrières.
Un renouveau certain
Une remise en question de toutes ces valeurs s'est amorcée à partir de 1960. Il est encore difficile de définir quelles en ont été les causes vraiment déterminantes : y participèrent l'hédonisme d'une société ayant surmonté les séquelles du dernier conflit mondial, la venue vers les scènes lyriques d'un public jusque-là exclusivement attaché au concert, un souci musicologique plus aigu, notamment dans les pays anglo-saxons, les efforts de quelques grands artistes qui jouèrent le rôle de pionniers, et d'autres facteurs encore. Il faut remarquer que des interprètes comme Joan Sutherland, Marilyn Horne, Montserrat Caballé, Alfredo Kraus, Carlo Bergonzi, plus tard, Renato Bruson, quoique ayant, dès leurs débuts, fourni la preuve éclatante de leur parfaite maîtrise d'une technique de chant de type ancien, ne furent appréciés à leur juste valeur que longremps après, lorsque le public fut prêt à comprendre leur message. On ne saisit pas non plus, sur le moment, la portée du rôle joué par le chef d'orchestre H. von Karajan, qui, au début de sa carrière, s'était attaché à rendre leur style vocal originel à certaines œuvres, et, notamment, à celles de Wagner. Il en va de même pour l'art du falsettiste anglais Alfred Deller, qui, même s'il ne proposait qu'une solution de compromis, amorça un retour aux sources du bel canto.
C'est peut-être ce désir de retrouver l'esprit d'un beau chant perdu qui, en même temps qu'il provoquait la réapparition des falsettistes comme une nostalgie des voix de castrat et de haute-contre, a, en retour, fait disparaître de la scène lyrique les grandes voix dramatiques, et, notamment, les voix masculines. La générosité vocale parfois trop excessive des générations précédentes ne suffit pourtant pas à justifier l'engouement plus récent pour un chant ascétique, aux sons détimbrés, qui ne fut ni celui des castrats ni celui de l'époque romantique dont le répertoire, soudain remis à l'honneur, n'a pas toujours trouvé les interprètes masculins qu'il lui faudrait.
Dans l'enseignement du chant, un mouvement s'est amorcé, qui, parti des pays anglo-saxons, a atteint l'Espagne et l'Italie, mais n'a guère encore véritablement touché la France où, malgré quelques indices réconfortants, la pédagogie du chant a, dans ses grandes directives, conservés les mêmes bases techniques qu'en 1950. Ce mouvement a néanmoins pour résultat que l'on chante et interprète généralement Verdi, Wagner et Mozart mieux, en 1980, qu'on ne le faisait en 1955, même s'il faut constater que l'absence des grandes personnalités d'hier a précisément permis cette notion d'école, une absence de personnalités aussi évidente dans la direction d'orchestre, un domaine où la fidélité musicologique et le talent spécifique de chef d'orchestre ne se conjuguent plus que très rarement. Ces considérations rendent compréhensible l'exécution des opéras de Haendel et de Rossini, inconcevable il y a un quart de siècle au niveau de qualité vocale où elle se pratique couramment aujourd'hui, même, et surtout, en l'absence de chefs et de chanteurs de très grand renom. Il ne faut pas pour autant mésestimer le rôle des grandes " stars " de la scène, dans la mesure où seul un courant de portée universelle peut parachever l'œuvre entreprise. De tout temps, des chanteurs de très grand relief ont, soit agi sur leur époque, soit permis aux compositeurs d'appuyer leur action sur leur talent. Farinelli, la Malibran, Duprez, la Patti, Chaliapine, Caruso, Maria Callas ont, d'une manière ou d'une autre, influencé leurs époques respectives : seule une personnalité d'un rayonnement aussi indiscutable saura donner à l'art du chant l'impulsion nouvelle qui fera de lui le reflet des aspirations d'une nouvelle génération.