Pierre Schaeffer
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Compositeur français (Nancy 1910 – Les Milles, près d'Aix-en-Provence, 1995).
On le connaît d'abord comme le « père de la musique concrète », mais c'est aussi un excellent écrivain, un pionnier et un vétéran de la radio, le fondateur et le directeur de nombreux services, dont le Service de la recherche de l'O. R. T. F., qu'il anima de 1960 à 1975. Enfin c'est un penseur et un chercheur, dont la réflexion s'est appliquée à la communication audiovisuelle (Machines à communiquer), mais surtout à la musique : son œuvre théorique, dans ce domaine, est aussi importante que sa production réduite.
Sorti de l'École polytechnique en 1934, Pierre Schaeffer entre à la Radiodiffusion française, où il crée en 1944 un Studio d'essai voué à la formation et à l'expérimentation radiophonique. C'est dans ce studio qu'en 1948 sa curiosité l'amène à « inventer » la musique concrète par des tâtonnements successifs qu'il a racontés avec humour (À la recherche d'une musique concrète). Déjà il se préoccupe de trouver des bases perceptives et une méthode à la fois empirique et rigoureuse pour faire progresser une musique dont l'incongruité le fascine et lui fait horreur tout à la fois. Son ambivalence profonde par rapport à cette musique nouvelle qu'il a inventée sera une des marques dominantes de sa création et de sa pensée.
Rejoint par le jeune Pierre Henry en 1949, il en fait son collaborateur et compose avec lui plusieurs œuvres, dont la fameuse Symphonie pour un homme seul (1949-50), qui s'impose comme le premier classique du genre. En 1951, il fonde au sein de la Radiodiffusion française le Groupe de musique concrète, qui devient en 1958 le Groupe de recherches musicales, nom qu'il a conservé depuis. Le G. R. M. est d'abord mobilisé sur une recherche collective autour des hypothèses de son fondateur : définition d'un « solfège expérimental » de l'univers sonore, basé sur l'écoute, et remise en question de ces notions faussement évidentes que sont la musique, l'écoute, le timbre, le son, etc. Le monumental Traité des objets musicaux, publié en 1966 par Pierre Schaeffer, dresse le bilan considérable de cette recherche.
Après quoi, son auteur laisse la direction du G. R. M. à François Bayle, et se consacre principalement à l'animation du Service de la recherche, qu'il a fondé en 1960 et qui l'occupera jusqu'en 1975, date du démantèlement officiel de l'O. R. T. F., où il est relevé de son poste, et où ce Service de la recherche disparaît pour laisser la place à un Institut national de l'audiovisuel.
Après la publication de son Traité, il ne délaisse pas l'expérience musicale : comme « professeur associé », il assure, à partir de 1968, un séminaire sur la musique expérimentale au Conservatoire de musique de Paris, dans le cadre d'un enseignement organisé par le G. R. M. Dans de nombreuses conférences, publications, etc., il prolonge les thèses de son Traité.
La production musicale de Pierre Schaeffer, exclusivement électroacoustique, est constituée d'un nombre réduit d'œuvres, réalisées sur des périodes courtes. Une première série est celle des « primitifs » de la musique concrète, les Études de bruits de 1948 (Étude violette, aux chemins de fer, aux tourniquets, pathétique), brèves pièces demeurées aussi fraîches et attachantes qu'au premier jour, la dernière étant de toutes la plus réussie. La Flûte mexicaine (1949) et l'Oiseau RAI (1950) sont de petites « pièces de genre » sans prétention, cependant que la curieuse Suite 14 (1949) est une tentative désespérée pour réintégrer l'ancienne musique (avec notes et instruments) dans la nouvelle. Le manque de sérieux apparent, le surréalisme sans prétention et les titres cocasses de ces œuvres firent scandale auprès des musiciens sériels, qui ne badinaient pas avec ce genre de chose à cette époque. Elles utilisent beaucoup le « sillon fermé », équivalent au disque de la « boucle » de magnétophone : c'est sur des disques souples, en effet, qu'ont été réalisées jusqu'en 1951 environ les premières musiques concrètes.
Une deuxième série est celle des œuvres composées en collaboration avec Pierre Henry. Outre le bref Bidule en « ut » (1950), elle comprend deux pièces plus longues et ambitieuses : la Symphonie pour un homme seul (1949-50) et l'opéra concret Orphée 51 (1951, remanié plusieurs fois), dont Schaeffer écrivit le livret. Ces deux œuvres expressionnistes lui doivent leur ton très particulier, grinçant et nostalgique. Elles rappellent aussi que Schaeffer fut un grand « homme de radio ». L'association provocante, dans Orphée, du chant classique et de la bande magnétique fit scandale à Donaueschingen comme un crime de lèse-avant-garde.
La troisième série, quelques années plus tard, prend le contrepied des deux premières et cherche à créer une musique concrète purement « musicale », sans effets surréalistes et anecdotiques, se fondant seulement sur les qualités intrinsèques des sons celles-là mêmes que le « solfège expérimental » entrepris par l'auteur cherche à définir et à classer. Elle est constituée de trois Études (l'auteur affectionne cette formule, et ce terme) : l'Étude aux allures (1958), l'Étude aux sons animés (1958), toutes deux très réussies, et surtout l'Étude aux objets (1959), le chef-d'œuvre de son auteur. Cette pièce utilise un nombre limité d'« objets sonores », qu'elle assemble de cinq manières différentes en cinq mouvements très contrastés. Elle a la poésie d'une belle prose bien cadencée, mais aussi des caprices, des trouvailles, des coups de folie inattendus. Son influence est notable chez de nombreux compositeurs de musique concrète et, en général, électroacoustique.
En 1960, Pierre Schaeffer cesse de composer, estimant que la musique a plus besoin de « chercheurs » que d'« auteurs ». Mais sa mise en disponibilité, en 1975, lui redonne du temps libre pour réaliser, avec l'assistance de Bernard Dürr, une série de pièces à base de sons électroniques (qu'il emploie pour la première fois), baptisée le Trièdre fertile.
Les quinze années passées sans composer ont été largement occupées par la musique, et d'abord par le Traité des objets musicaux. Le « T. O. M. », comme disent ses familiers, est un monument encore mal connu, et il bouscule trop d'idées toutes faites pour être facilement accepté. Il se présente comme un travail interdisciplinaire, et la musique y est envisagée comme un art-carrefour, où se rencontrent la linguistique, la psychoacoustique, la phénoménologie, etc. Énumérons pêle-mêle quelques-uns des jalons révolutionnaires que cet ouvrage pose pour une nouvelle musique : distinction des « quatre écoutes » (écouter, ouïr, entendre, comprendre) et analyse de ce « circuit de la communication musicale » en quatre secteurs ; définitions complémentaires de « l'objet sonore » et de « l'écoute réduite », deux notions clés introduites par Schaeffer ; dialectique perceptive de « l'objet » et de la « structure » ; critique des notions classiques de timbre et de paramètres qui prétendent décrire, pour les manier, les phénomènes sonores, et contre-proposition, en retour, de sept critères perceptifs principaux, perçus dans le triple « champ perceptif » naturel de l'oreille ; tout cela pour en arriver à un vaste programme de recherche musicale, dont le Traité se présente comme le préambule.
Le « T. O. M. » illustre notamment cette double thèse : la musique est faite pour être entendue (ce qui récuse toute conception à priori de la composition sur le papier, négligeant le fait perceptif) ; la musique est double : culturelle, certes, comme tout le monde l'admet, mais aussi naturelle, c'est-à-dire s'appuyant sur des propriétés perceptives naturelles de l'oreille (phénomène d'octave, par exemple) que respectent les musiques traditionnelles, et que les recherches contemporaines ne peuvent ignorer impunément.
On comprend mieux la relative impopularité du Traité des objets musicaux. Non qu'il se présente comme une nouvelle bible de la musique moderne, mais plutôt comme un questionnement, que bien peu ont encore osé aborder en face. C'est la rigueur, la profondeur et la très grande honnêteté de ce questionnement qui font de Schaeffer un homme aussi important pour la musique par son travail de chercheur que par sa production réduite de compositeur : paru en 1966, le Traité s'est d'ailleurs révélé prophétique, bon nombre de ses thèses ayant été confirmées depuis par des expériences menées avec l'aide de l'ordinateur.
Passionnante figure que celle de Pierre Schaeffer, rare et même unique dans une avant-garde musicale qui cultive plutôt un optimisme progressiste sans nuances. Les scrupules, les questions, le scepticisme de cet « homme seul », dans un concert si unanime, apportent une dissonance nécessaire et vitale.