Charles Ives
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Compositeur américain (Danbury, Connecticut, 1874 – New York 1954).
Toute sa musique fut marquée par son enfance dans la campagne américaine de la Nouvelle-Angleterre et par son père, ancien musicien de l'armée, homme original qui aimait à se livrer, avec les fanfares et les chorales de sa petite ville, à des expériences de « musiques simultanées », de superpositions de phalanges musicales en mouvement, créant des rythmes et des harmonies multiples et emmêlées. C'est dans ces tentatives que Ives dut puiser son goût pour les totalités mouvantes, les superpositions de rythmes, d'harmonies et de tonalités, dont la discordance se résout dans une harmonie globale, un profond sentiment d'unité. On attribue pêle-mêle à Charles Ives beaucoup d'innovations d'écriture qui préfigurent celles de la musique contemporaine : polytonalité, atonalité, écriture sérielle, micro-intervalles, polyrythmie, musique « spatiale » distribuée dans l'espace, formes variables à réalisations multiples, accords en « clusters » (agglomérats denses de notes simultanées), collages et emprunts de musiques existantes, etc. Cependant, tous ces procédés revêtent chez lui un sens personnel et ne découlent pas d'une volonté d'épuiser les possibilités formelles et stylistiques.
Ives sut se donner les moyens de son indépendance, et sa « carrière » de compositeur fut singulière : organiste dans sa ville natale dès l'âge de quatorze ans, il poursuivit ses activités de musicien de paroisse une grande partie de sa vie, composant plusieurs pièces pour l'orgue. Entre 1894 et 1898, il étudia à l'université de Yale avec Horatio Parker. Cependant, il semble qu'il ait reçu peu de formation classique, et qu'il ait appris la composition en autodidacte. Au sortir de ses études, il décida de s'orienter vers les affaires. Et, en 1899, il fonda avec Julius Myrick une compagnie d'assurances qui réussit fort bien lui-même rédigea un manuel pour la conduite des assurances qui fit autorité. Mais, parallèlement, il continua à composer. Du grand nombre d'œuvres qu'il écrivit, peu furent jouées de son vivant. Et il ne commença à être reconnu et apprécié que vers la fin de sa vie. Il épousa, en 1908, Harmony Twichell et vécut à New York, passant ses week-ends et vacances dans le Connecticut. Sa période la plus créative dura moins de vingt ans (1900-1918). Ce fut en 1918 qu'il subit les premières attaques cardiaques qui allaient entraîner, en 1930, son état de semi-invalidité, l'obligeant à se retirer des affaires. Sa production musicale s'en trouva également interrompue. Les vingt-cinq dernières années de sa vie, inactives, furent heureusement éclairées par un début de gloire. À partir de 1929, le poète Henry Bellamain favorisa la diffusion de sa musique par des articles élogieux ; le compositeur Henry Cowell, le pianiste John Kirkpatrick contribuèrent à la faire connaître. Élu au National Institute of Art and Letters (1946), Ives reçut en 1947 le prix Pulitzer pour sa Troisième Symphonie, composée entre 1901 et 1904. Dans les années 50, le compositeur fut joué assez fréquemment, et il put entendre nombre de ses musiques jusque-là injouées. Et, quand il mourut en 1954, il était désormais un musicien respecté.
L'œuvre de Charles Ives comprend 186 numéros d'opus, dont plus d'une centaine de mélodies. Ses compositions, ambitieuses, conçues dans les intervalles d'un travail intensif, demandèrent de longues années pour éclore. Parmi ses premiers essais, le Psaume 67 (1894) pour chœur est déjà un exemple de « musiques simultanées », utilisant des procédés de superposition rythmique, harmonique. Le genre symphonique lui inspira quelques fresques évocatrices et descriptives : Première Symphonie (1895-1898) ; Deuxième Symphonie (1897-1902) ; Troisième Symphonie (1904), pour orchestre de chambre, qui intègre, comme beaucoup d'œuvres ultérieures, les cantiques entendus dans son enfance dans la Nouvelle-Angleterre ; Quatrième Symphonie (1910-1916), pour 3 orchestres ; et la Hollidays-Symphony (1904-1913), évoquant les fêtes religieuses et civiques de son pays. Une Cinquième Symphonie, dite Universe Symphony (1911-1916, 1927-28) resta inachevée, de même qu'une partition intitulée Chromatimelôdtune, que termina, en 1967, le compositeur Gunther Schuller.
À côté de ces grandes œuvres gorgées de couleurs Ives affectionnait les sonorités de cuivres évoquant les fêtes de plein air , certaines pièces pour orchestre, plus courtes et discrètes, sont devenues classiques : ainsi les 2 « contemplations » Central Park in the Dark (1906) et The Unanswered Question (1906). Autres pièces descriptives, les Three Places in New England ou First Orchestral Set (1903-1914) évoquent, comme beaucoup d'autres, l'enracinement historique et géographique de l'auteur. Le Second Orchestral Set (1909-1915), et la Robert-Browning-Overture (1908-1912), complètent l'œuvre symphonique de Ives. Les œuvres pour petites formations sont souvent plus « expérimentales » que les œuvres pour orchestre, ou du moins paraissent l'être, en l'absence de ce confort ample des sonorités orchestrales, qui fait admettre à l'auditeur le moins habitué les superpositions les plus cruelles. On citera les Tone-Roads (1911-1915), qui annonceraient l'écriture raréfiée de Webern ; Hallowe'en (1906), œuvre variable pour quatuor à cordes et piano ; le scherzo Over the Pavements (1906-1913), The Pond (1906), Rainbow (1914), les 4 sonates pour piano et violon (1902-1916), les 2 quatuors à corde (1896 ; 1907-1913), le trio avec piano (1904-1911), les 3 Quarter-Tones Piano-Pieces (1923-24), pour 2 pianos en quarts de ton, etc. Dans ses nombreuses œuvres pour piano, se détache, à côté d'une Première Sonate (1901-1909), l'immense Deuxième Sonate, sous-titrée Concord-Mass et souvent appelée Concord-Sonata (1911-1915), hommage aux philosophes et écrivains « transcendentalistes » qui vécurent et se rencontrèrent dans la ville de Concord : Emerson, Hawthorne, les Alcotts, Thoreau. À cette dernière œuvre, l'auteur consacra un livre entier d'explications et de commentaires, Essay before a Sonata, qui est un témoignage capital sur sa pensée et son inspiration.
Ives n'avait pas peur d'évoquer ou d'imiter. Pour lui, la création musicale renvoie naturellement au monde, à la société, aux racines. Malgré ou à cause de son choix initial de dissocier le travail professionnel et la création, on n'y trouve pas de coupure, de dilemme entre le quotidien et l'inspiration artistique, et c'est cette acceptation apaisée de la dissonance, cet optimisme réconciliateur qui rendent fascinant le « cas Ives » dans une musique contemporaine déchirée et parcellisée. Chez Ives, toutes les « innovations » ne procèdent pas d'un désir de reconcentrer le discours musical en l'arrimant à de nouveaux principes ; elles sont l'acceptation du désordre naturel, comme fontaine de vitalité, et non comme anarchie destructrice. Cette musique est centrifuge et non centripète, elle ne se referme pas sur ses procédés. Il est d'ailleurs peut-être inexact de parler de polytonalité, ou de polyrythmie, car ce ne sont pas des valeurs musicales que Ives superpose, mais des êtres musicaux, des processus autonomes et formés. On devrait alors plutôt parler de « poly-musique ». La superposition laisse circuler l'air et le hasard au milieu d'elle, sans en « faire une histoire » (d'où, peut-être, l'attachement d'un John Cage à l'exemple de Charles Ives).
De même, l'esthétique du collage, qui lui est chère (il cite dans de très nombreuses œuvres des hymnes religieux, des fragments de chants populaires, des « blocs » de musique militaire), n'a aucun caractère de tension, ou d'ironie culturelle. Toute son œuvre étant fondée sur la continuité avec la terre natale et l'enfance, elle en intègre naturellement les réminiscences musicales. Il y a une certaine ironie à ce que ce musicien « innovateur » ait été en même temps l'un des hommes les plus attachés à ses racines et à la figure de son père, ainsi qu'à des « modèles » qui en étaient le prolongement : les figures respectables d'un Ralph Waldo Emerson (1803-1882) ou d'un Henry-David Thoreau (1817-1862), esprits pacifistes, épris de continuité et d'accord avec la terre et la nature.
L'œuvre musicale de Charles Ives, typiquement américaine, s'assume comme « mixage » d'impressions et d'influences hétérogènes, qu'elle refuse de digérer et d'assimiler par un travail d'intégration stylistique et d'homogénéisation. Si cette œuvre a été récemment découverte en Europe, dans les années 70, c'est peut-être moins pour avoir été prophétique par rapport à des audaces d'écriture qui n'impressionnent plus que pour son étonnante liberté d'être, sa sympathie avec le monde et la société, et surtout son aisance à vivre et à assumer la pluralité, à intégrer l'hétérogène et le disparate.