éloquence

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Jusqu'au xviie s., l'éloquence recouvre le concept de littérature. Héritier de Démosthène et de Cicéron (éloquence judiciaire et politique) ou des apôtres et de saint Augustin (éloquence religieuse), l'orateur exerce le plus haut magistère de la parole. C'est à partir de l'éloquence que se constitue la réflexion rhétorique : elle est l'axe de tous les débats sur le style. D'autre part, de Quintilien à Baltazar Gibert (Jugements des savants sur les auteurs qui ont traité de rhétorique, 1713-1719), la problématique de l'éloquence ne cesse de se poser en termes de « corruption » et de « décadence ». Décadence liée, dès l'origine, à l'état politique et social : l'art de penser et de dire la vérité se perd, pour Tacite (Dialogue des orateurs), sous la tyrannie, comme pour Pétrarque la disparition de la pure « latinité » est liée à l'effondrement de l'Italie et à la prépondérance barbare de la scolastique de l'Université de Paris. Aussi les efforts incessants depuis l'Antiquité pour redéfinir les règles de l'éloquence sont-ils inséparables de la conscience des conditions morales et politiques dans lesquelles elle s'exerce (de saint Jérôme à la noblesse de robe française des xvie et xviie s.). Or, depuis Platon (Gorgias, Phèdre), une question fondamentale domine les débats sur l'éloquence : faut-il la confondre avec la sophistique et donc l'opposer à la philosophie et à l'expression sincère d'une vérité profonde ? L'orateur, comme Lysias, ne sait ni raisonner rigoureusement ni s'inspirer du mythe : l'éloquence a donc besoin à la fois de la philosophie (la dialectique) et de la poésie (l'inspiration). Aristote (Rhétorique, I-II) ajoute à ces secours la pratique de l'enthymène, syllogisme fondé sur la « vraisemblance ». Cicéron (De oratore, III) tentera la synthèse entre Aristote et Platon : nous ne connaissons que l'ombre de la vérité ; la philosophie comme la rhétorique débattent de questions douteuses et s'appuient l'une sur l'autre. Si Philon d'Alexandrie (De congressu eruditionis causa), à la suite de Plutarque (De educatione puerorum), fait de l'éloquence l'esclave de la philosophie, Sénèque (Lettres à Lucilius, 38) et Tacite (Dialogue des orateurs, 41) ne voient en elle qu'un parasite : l'évidence du vrai se passe de discours. Saint Augustin (Contra academicos) limitera cette certitude aux vérités mathématiques, faisant de l'éloquence qui naît d'une méditation intérieure l'auxiliaire de la foi : il distingue d'ailleurs deux éloquences, celle des mots et celle du cœur, dont le modèle, après le Christ, est saint Paul (« La vraie éloquence se moque de l'éloquence », Pascal, Pensées). Le mythe d'un primitivisme de l'éloquence – qui aurait réuni pureté des mœurs, richesse des idées, simplicité du discours et qui serait passée de l'Athènes classique à Sparte puis à la Rome de Caton et des Gracques – subsistera cependant jusqu'au xviie s. : c'est le fameux style « laconique » célébré par le disciple de Juste Lipse, Henri Dupuy (De laconismo syntagma, 1609).

« Héritier de la Renaissance, le xviie siècle est, en Europe, l'Âge de l'éloquence » : ces mots de Marc Fumaroli fournissent le titre et le dessein de son étude célèbre. Pourquoi la France capte-t-elle désormais l'héritage antique et humaniste de l'éloquence ? comment et pourquoi s'en empare-t-elle ? Le prestige de la République des lettres françaises, la magistrature puissante dotée d'une éloquence civique qui se veut l'héritière de celle du Forum, l'usage du français qui s'est imposé depuis François Ier, enfin l'avènement de Louis XIII et de Richelieu se chargent de fournir à une société civile l'idéal d'une France dont les arts et les armes doivent dominer l'Europe. Cette suprématie politique et culturelle passe par l'élaboration d'un corps de langue national : celui-ci, incarnation de l'État et énonciation de sa Loi depuis l'édit de Villers-Cotterêt en 1539, transcende les dialectes professionnels et locaux du royaume. L'Académie française la stabilise d'après l'usage de la « plus saine partie de la Cour », prévoit un dictionnaire, mais aussi une rhétorique et une poétique. Le français se donne des règles et des normes pour fixer et construire le mythe d'une langue vulgaire au-dessus des autres, véritable latin des Modernes. Le mécénat royal, le rôle fédérateur de la Cour vont se charger, non sans polémiques, de prôner une éloquence dont on entend bien, tout en s'appuyant sur l'Antiquité, chasser les fantômes du xvie siècle : désormais la fureur des poètes platonisants, les véhémences de l'éloquence civique des troubles, son ancrage dans un latin d'école sont bannis. Le nouvel idéal civil d'éloquence française ne doit être ni celui des érudits (auxquels on abandonne le néo-latin), ni celle des partis en conflit (le père Garasse est ainsi condamné pour la raillerie et la violence dont il fait preuve dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits, en 1623) : l'éloquence sera celle du corps du royaume, aussi se doit-elle d'être grave, brève, accordée à la majesté royale dont elle sera la première servante. L'Académie sert ce projet de donner aux héros du royaume leur beau langage : elle servira de guide pour le style (l'elocutio) qui se substitue alors au rôle fondamental de l'inventio. Si le roi, en effet, confisque les choses dont on parle (ce qui relève de l'inventio), est tout à la fois l'orateur et le sujet de son historiographie et de ses éloges, il laisse aux hommes de lettres et aux particuliers le terrain des figures de style où savants et honnêtes gens rivalisent autour de la question du « meilleur style ». Magistrats, théologiens, hommes de lettres concourent ainsi à produire le mythe d'une éloquence française qui aurait l'universalité de l'éloquence antique et dont la Cour et son prince seraient à leur tour les modèles à imiter.

Selon le Dictionnaire universel de Furetière (1690) « On appelle Lettres humaines ou Belles lettres la connoissance des Poëtes, et des Orateurs » : l'écrivain, l'auteur, ne sont encore rien, seul compte encore l'orateur qui imite, illustre et amplifie le trésor antique, à l'oral comme à l'écrit. Car les belles-lettres ne distinguent pas encore la littérature comme une catégorie spécifique à l'intérieur des savoirs, elles appartiennent à l'avocat, à ce nouvel éloquent moderne qu'est l'ambassadeur, mais aussi au prédicateur comme au poète, au sens large. Propre à la conversation, au discours, à l'oraison, aux relations épistolaires, l'éloquence laisse entendre entre ces genres que nous avons depuis peu séparés, le pouvoir de la voix (de la pronunciatio), mais déjà aussi celui du style écrit qui cherche à tempérer le naturel vocal et son pathétique. L'éloquence doit se garder de toute violence, pour se trouver, dans la douceur et parfois, il faut le dire la suavité, un ton accordé à la nouvelle civilité et à sa politesse mondaine, qui enregistrent la norme en fonction du goût et de l'usage commun à la Cour et à la ville.

Si, toujours selon Furetière, « le prédicateur chrétien ne doit pas affecter les manières brillantes et impérieuse de l'éloquence mondaine », il travaille cependant, depuis le concile de Trente et la politique religieuse de la contre-réforme, à l'efficacité rhétorique d'une pastorale destinée aux hommes et aux femmes du monde. L'éloquence religieuse doit servir le projet d'une dévotion civile dont l'esprit salésien sera le meilleur représentant. Porte-parole de la vérité, le prédicateur, mais aussi l'écrivain dévot (que l'on songe aux romans dévots de l'évêque Camus, par exemple), doit se méfier de l'exercice mensonger d'une rhétorique pleine d'effets et de faux brillants et veiller pourtant à convaincre un auditoire sensible aux pièges du geste, de la voix et des figures. Des hésitations que connaîtra la rhétorique sacrée au début du siècle, prise dans les filets d'une rhétorique asianiste où domine le jeu des figures et des embellissements, l'éloquence sacrée se sortira en préférant une éloquence de la brevitas, cet atticisme sénéquien qui prédominera au profit d'une éloquence grave et resserrée. Les jésuites, en particulier, choisiront, surtout dans la première moitié du siècle, une éloquence à l'italienne, maniériste, souvent riche en amplifications dévotes, en tableaux destinés à s'adapter – comme le veut la spiritualité jésuite – au public auquel ils s'adressent. Les pères Binet, Richeome, Le Moyne appartiennent à ce courant de l'éloquence religieuse que l'on appellera parfois aussi, non sans confusion, l'humanisme dévot. À cette rhétorique des images et des figures, fascinée par un Dieu artiste, par les pouvoirs de l'imagination et des peintures mentales s'oppose, pour en triompher, une éloquence moins orale, moins sujette aux passions de la voix et de l'orateur, qui trouvera dans la douceur et la période d'un Bossuet sa forme classique.

Aussi le personnage de l'orateur sera-t-il jusqu'à cette époque survalorisé, dans sa version civique (par l'éloquence gallicane et parlementaire) et religieuse (le style sublime est par excellence le style de l'éloquence sacrée), et jouera un rôle de référence dans la définition de toutes les techniques d'expression – ainsi dans la comparaison, fréquente dans les traités de rhétorique, entre orateur et acteur : prédicateurs et avocats ont souvent recours à la prosopopée, évoquant saints ou héros ; l'orateur est à lui seul une troupe de comédiens, changeant de rôle et de registre suivant son sujet et son auditoire – le P. Louis de Cressolles (Vacationes autumnales, II, 1620) analyse ainsi, à propos de l'action de l'orateur (doit-elle être vécue ou calculée ?) le passage même du De ira de Sénèque qui inspirera le Paradoxe du comédien de Diderot (pour qui, d'ailleurs, « l'argument du philosophe n'est qu'un squelette ; celui de l'orateur est un animal vivant », Lettre à Falconet). Marmontel fera encore de la poésie « l'éloquence même dans toute sa force et avec tous ses artifices ». L'histoire de la littérature (et singulièrement de la poésie) française est ainsi marquée par l'évaluation de l'enjeu théorique et pratique de cette assimilation (d'Alain Chartier à Ronsard et à Hugo), tantôt acceptée, tantôt discutée (c'est contre l'éloquence que se constitueront et le style du classicisme français et la notion moderne de littérature) jusqu'au refus décisif de l'Art poétique de Verlaine (« Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! »).