Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, dite Mme de Staël
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Femme de lettres française (Paris 1766 – id. 1817).
Élevée par sa mère, mais fascinée par son père, le financier Necker, contrôleur général des finances de Louis XVI, elle brille dès son jeune âge dans un salon où se retrouvent Buffon, Marmontel, Grimm, Diderot. Le goût très vivace qu'elle y acquiert pour les beaux-arts autant que pour la réflexion philosophique explique la publication de l'ouvrage qui devait la rendre célèbre et reste un moment décisif de la constitution de l'idéal romantique, De la littérature considérée dans son rapport avec les institutions sociales (avril 1800). L'auteur souligne l'originalité de son entreprise dans le Discours préliminaire : examiner les influences réciproques de la littérature et de la religion, des mœurs, des lois et du climat. Elle entend par littérature « l'exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées », y incluant donc la philosophie et l'éloquence. Son intention explicite est de « rendre compte de la marche lente mais continuelle de l'esprit humain dans la philosophie et de ses succès rapides mais interrompus dans les arts ». L'idée-force de l'ouvrage est que l'esprit humain obéit à la loi du progrès et que, en conséquence, la littérature à venir – dont elle se propose d'ouvrir les voies – doit être supérieure à celles des siècles passés. L'originalité de Mme de Staël – qui lui valut des détracteurs auxquels elle répond dans la préface de la seconde édition – se révèle surtout dans l'importance qu'elle accorde d'une part à la littérature du Nord, sombre, passionnée, profonde, et dont le modèle est Ossian, et, d'autre part, à la période qui va des invasions barbares à la Renaissance. Elle nie qu'il s'agisse d'une période d'obscurité et de régression et insiste sur le développement de la sensibilité permis par la religion chrétienne. Elle tente de mettre ses théories en application, deux ans plus tard, dans un premier roman, Delphine. Récit d'une passion scandaleuse (« les convenances de la société sont en opposition à la véritable volonté du cœur ») autant que fatale (« les caractères de Léonce et Delphine ne se conviennent pas »), le roman, qui soulignait les vertus du divorce et prônait la « religion naturelle » (au moment même du Concordat), connut une réception tumultueuse et suscita des haines que justifiait son épigraphe : « Un homme doit braver l'opinion, une femme s'y soumettre. » Mme de Staël vit alors à Coppet, loin des foudres napoléoniennes qui ne cesseront de la menacer mais n'empêchent pas de nombreux voyages en Allemagne, où elle rencontre notamment Goethe, Schiller et Schlegel. Elle y entretient, avec l'aide épisodique de Constant, une cour brillante, noyau de résistance à l'Empire. Son second roman, Corinne ou l'Italie (1807), connaît un aussi grand succès que Delphine en dépit des critiques orchestrées par les officines impériales. Le roman apparaît encore une fois comme un ardent plaidoyer en faveur des femmes en affirmant leur droit au génie et au libre exercice de tous leurs talents. L'intrigue noue exemplairement les destinées d'un homme qui fait son propre malheur et celui de deux femmes, l'une soumise mais mal aimée, et l'autre, Corinne, artiste fêtée et couronnée en Italie mais sacrifiée et ainsi anéantie. En opposant deux pays chargés de valeurs symboliques, l'Angleterre (la tradition, les passions concentrées mais étouffées) et l'Italie (les arts, la gaieté, les passions ardentes et spontanées), mais aussi en chantant les beautés des chefs-d'œuvre de l'art italien, Corinne prétendait développer à travers le recours à la fiction une image renouvelée tant de l'artiste que de l'art moderne. Si le roman jouit à sa parution d'un succès considérable, il sombra rapidement dans l'oubli, à cause tant de ses invraisemblances que de ses emphases, si souvent raillées par Stendhal. L'héroïne reste toutefois le prototype de ces personnages « supérieurs » qui éprouvent de « la difficulté à rencontrer l'objet dont ils se sont fait une image idéale », et dont le romantisme usera et abusera. Mme de Staël commence alors De l'Allemagne, dont l'impression, confiée à Nicolle, débute en avril 1810 pour être aussitôt saisie et pilonnée. Elle sauve de justesse ses manuscrits et est assignée à résidence à Coppet, avec pour horizon une frontière « hérissée de citadelles, de maisons d'arrêt, de villes servant de prison », ainsi qu'elle le consigne dans ses Dix Années d'exil, commencées en 1811. Isolée, abandonnée de Constant, elle lit Fénelon, écrit des Réflexions sur le suicide, projette une épopée sur Richard Cœur de Lion, finit par se réfugier à Londres où elle peut enfin faire paraître en 1813 De l'Allemagne en français. Issu de la connaissance concrète des pays germaniques et des discussions cosmopolites du groupe de Coppet, l'ouvrage vise essentiellement à faire prendre conscience aux Français des contraintes qui étouffent leur littérature, figée dans un idéal classique caduc, et à les pousser vers la liberté de penser et d'écrire (« Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l'art est pétrifié quand il ne change plus », II, 15). À travers les quatre parties du livre (qui traite successivement des mœurs, de la littérature et des arts, de la philosophie et de la morale, de la religion) se manifeste une triple opposition : entre littératures romantiques du Nord et littératures classiques du Midi ; entre la France conquérante et une Europe libérale et philosophe ; entre le « génie du christianisme » et l'enthousiasme mystique du protestantisme. Pratiquement, il ne s'agit pas d'imiter servilement l'Allemagne, mais de puiser, comme elle, dans la nature, la mémoire collective nationale et les richesses de la sensibilité (« la véritable force d'un pays, c'est son caractère naturel », I, 9). Le livre orienta le regard vers la pensée allemande et aida le romantisme à prendre conscience de lui-même. Rentrée en France après l'abdication de Napoléon, Mme de Staël se rallie aux Bourbons à la condition d'une constitution libérale et rouvre son salon dans ses appartements de Clichy, où elle reçoit souverains et diplomates de l'Europe entière, et leur adresse un Appel public aux souverains réunis à Paris pour en obtenir l'abolition de la traite des nègres. Ses Considérations sur la Révolution seront publiées après sa mort en 1818. Violemment critiquée, voire haïe, Mme de Staël a elle-même installé la polémique au cœur de son œuvre, alternance d'essais littéraires et politiques, souvent sur l'actualité la plus brûlante, et de romans, où ses héroïnes incarnent ses révoltes et ses aspirations, et qui ne cessent de développer l'idée que si « tout marche vers le déclin dans la destinée des femmes, excepté la pensée » (Lettres sur Rousseau, préface de 1814), « la gloire elle-même ne saurait être pour les femmes qu'un deuil éclatant du bonheur » (De l'Allemagne).