Robert Musil
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain autrichien (Klagenfurt 1880 – Genève 1942).
Issu d'une vieille famille de Carinthie (son père sera anobli en 1917), il fut envoyé dans une école militaire (d'où il sortit officier), mais il se tourna vite vers les sciences appliquées (ingénieur en 1901, il devint assistant à l'université technique de Stuttgart), puis vers la philosophie (il suivit, à Berlin, des cours de logique et de psychologie expérimentale et soutint, en 1908, une thèse sur le physicien-philosophe empiriocriticiste Ernst Mach).
La démarche scientifique comme modèle
Cette formation « pluridisciplinaire » l'amena à tenter une synthèse originale : transposer en littérature, domaine du mouvant et de la subjectivité, la rigueur de la démarche scientifique – qui précisément à cette époque découvrait que l'univers n'avait plus la simplicité de la mécanique et de la physique classiques. Le monde de Boltzmann et de Max Planck, aléatoire et probabiliste, ne peut être « traduit » par une vision univoque et une écriture linéaire : Musil s'efforce de transposer cette vision « ouverte » des choses dans le domaine psychologique et littéraire. Dans cette recherche, l'écrivain est amené à réévaluer le rapport entre le sentiment et l'analyse rationnelle. Musil s'en prend ainsi aux belles-âmes et aux idéalistes de toutes sortes qui clament qu'il faut « moins d'esprit et plus de sentiment ». Il dénonce l'absurdité de cette revendication et s'attache à montrer que la seule façon d'atteindre une plus grande richesse de sentiment passe par un surcroît d'intelligence et de lucidité. Aussi ses romans mêlent-ils situations émotionnelles fortes (amour, sexualité, états extatiques) et réflexions.
Le premier récit de Musil, les Désarrois de l'élève Törless (1906), combine déjà fiction narrative, description d'un microcosme social et digressions philosophiques. Incorporant au récit de nombreux éléments autobiographiques, l'auteur y raconte la découverte de la sensualité par un adolescent, au sein d'un internat militaire. La sensualité ambiguë de son camarade Basini plonge Törless dans la région obscure de l'âme où naissent à la fois le désir et la cruauté. Les nouvelles de Noces (1911) et de Trois Femmes (1924) entreprennent une analyse clinique de l'univers du sentiment et de la sexualité féminine : le vivant exige pour être transcrit une forme ouverte et suggestive ainsi qu'un langage imagé, supposant à la fois compréhension et distance. À travers cette « ironie constructive » percent les éléments constants du mythe personnel : la fascination pour l'androgyne, la prédilection pour les situations limites, les comportements pathologiques, les figures de la remise en cause de l'ordre. Musil a mis beaucoup de lui-même dans Ulrich, l'antihéros de l'Homme sans qualités, qui réalise son fantasme d'une « vivisection de l'esprit ». Trois volumes de plus de mille pages (Une manière d'introduction et Toujours la même histoire, 1930 ; Vers le règne millénaire, ou les criminels, 1932 ; Fragments posthumes, 1943) n'ont pas suffi à fixer une réalité difficilement cernable. Un monde en mutation, dont l'ébranlement intellectuel, politique et idéologique s'opère dans toutes les couches de la société, ne pouvait qu'aboutir à une œuvre inachevée.
Musil transcende les genres littéraires pour s'efforcer de poser clairement des problèmes sans imposer de solution. À l'inverse de ceux qui, à son époque, acceptent tout des Églises mais rien de la foi, Musil poursuit « une entreprise religieuse sans dogmatisme ». Le refus de l'aliénation et du conformisme, la confiance dans la possibilité d'appliquer à l'irrationnel des méthodes quantifiables de contrôle et d'élucidation débouchent sur l'utopie d'une synthèse entre la vie et la pensée, le rationnel et l'irrationnel. L'art, conçu comme un formidable instrument de connaissance complémentaire des sciences exactes, est avant tout un laboratoire éthique, dans lequel peuvent s'esquisser de « nouvelles solutions à de très anciens problèmes ». Le roman notamment, genre hybride par essence, autorise en son sein la confrontation des discours, produisant ce que Bakhtine appelle le « dialogisme expérimental ». Le héros de Musil tient à la fois de l'« homme du souterrain » de Dostoïevski et du M. Teste de Valéry. Être double, il est apte à saisir la double dimension du monde : logique et visionnaire, intelligente et sensible, réfléchie et instinctive. Toute sa vie, Musil tente de rendre compte de cette richesse contradictoire de l'humain dans une oeuvre qui comporte de nombreux essais (l'Obscène et le malsain dans l'art, 1911 ; l'Homme mathématique, 1913 ; Esquisse de la connaissance de l'écrivain, 1918), des pièces de théâtre (les Exaltés, 1921 ; Vincent et l'Amie des personnalités, 1923), ou des œuvres en prose (Œuvres préposthumes, 1936).
L'Homme sans qualités
Mais c'est pourtant dans une « encyclopédie de l'esprit » qu'il a trouvé la forme idéale : l'Homme sans qualités, paru de 1930 à 1943 (édition définitive en 1978), son œuvre majeure, compose une variation infinie qui relève plus de l'« expérience »et de l'« essai », dans l'acception quasi scientifique de ces termes, que du roman. L'écriture y est essentiellement une ébauche, une trace sans cesse reprise, cernant comme dans une arabesque les multiples facettes du monde des possibles. Au-delà des certitudes partielles, reste le regard inquiet et fécond jeté sur l'aspect « nocturne » du monde par celui qui connaît la valeur de la raison, pour avoir éprouvé tout le poids des mouvements obscurs de l'âme. Somme de toute une vie (Musil y travailla de 1920 à sa mort), c'est aussi la synthèse grandiose et inachevée d'une époque (celle d'avant 1914) et d'un pays (l'Autriche-Hongrie, nommée Kakanien, « la Cacanie »).
Dans un roman qui balance entre l'utopie et l'ironie, Musil invente Ulrich, un « homme sans qualités », c'est-à-dire débarrassé des scories de son milieu, de son éducation, de sa profession. Cette absence de qualités fait de lui un personnage réceptif à toutes les expérimentations morales et intellectuelles. Ulrich est conscient que la vision scientifique du monde pourrait engendrer de fabuleux bouleversements moraux, si seulement les hommes étaient aussi rigoureux et précis dans la réflexion sur eux-mêmes et sur les vrais problèmes humains qu'ils ne le sont dans l'application technique de leurs découvertes. Ulrich devient le secrétaire de l'Action parallèle, institution absurde chargée de célébrer les soixante-dix ans de règne de l'empereur, et s'amuse du fonctionnement de cette structure vide, qui, à travers ses lenteurs et ses difficultés à se trouver une « idée directrice » est emblématique de la Cacanie et de la misère de l'idéalisme. À la fois détaché et passionné, Ulrich met à nu tous les dysfonctionnements d'une société décadente, qui avance vers la destruction et l'apocalypse (le roman devait se terminer par l'entrée dans la Première Guerre mondiale). Ce regard critique ne l'empêche pas de formuler des utopies « rationnelles » (« utopie de la vie exacte », « utopie de la vie motivée ») ou poétiques (utopie de « l'autre état », qui vise à vivre la vie à partir de l'extase mystique et qui doit constituer « l'état fondamental de la morale »).
Autour d'Ulrich gravite une nébuleuse de personnages qui sont autant de doubles de lui-même ou de symptômes de l'époque : les couples infernaux Arnheim/Diotima (le grand écrivain et la belle-âme), Walter/Clarisse (réplique parodique du couple Wagner/Nietzsche), ou encore Bonadea la nymphomane, Moosbrugger le fou et assassin de prostituées, ou Hans-Sepp le jeune nationaliste allemand. Au début de la troisième partie du livre, Ulrich retrouve sa sœur Agathe, avec laquelle il tente de redéfinir la morale (« Conversations sacrées ») et de réfléchir en véritable psychologue à la nature des sentiments et à leur rapport à l'esprit. L'aventure paroxystique entre le frère et la sœur les mène aux frontières de l'inceste (dans certains manuscrits apocryphes, Musil le fait se réaliser, dans d'autres non), qui constitue le point culminant de la remise en cause de l'ordre sur lequel repose la civilisation.
La structure du roman reflète l'ambiguïté fondamentale de l'entreprise littéraire de Musil, et les titres des différentes parties suggèrent une hésitation entre ironie et utopie, satire et poésie : En manière d'introduction (livre I), Toujours la même histoire (livre II), Vers le règne millénaire, ou les Criminels (livre III) et En manière de conclusion (titre projeté du livre IV), parodient la structure traditionnelle du roman sans en rejeter tous les codes (la langue, notamment, demeure parfaitement classique). L'inachèvement du roman symbolise l'aporie de la démarche intellectuelle de Musil qui tente de concilier l'inconciliable, la raison et le sentiment, la science et la littérature, et essaie de rendre compte dans une forme close de l'ouverture fondamentale du monde. Compris ainsi, l'inachèvement est plus un symptôme de modernité qu'un échec de l'écrivain.