Luxembourg
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Si le grand-duché de Luxembourg est un pays strictement unilingue du point de vue de la communication orale (entre indigènes on ne parle que le luxembourgeois), il est trilingue quant à l'expression écrite (luxembourgeois, allemand, français). La conséquence de cette situation linguistique inhabituelle est un fait non moins intéressant : l'existence de trois littératures qui toutes les trois peuvent se prévaloir d'une tradition plus que séculaire. En effet, si l'on regarde le grand-duché actuel non comme unité territoriale et politique, mais comme le reste d'un ensemble politique, culturel et ethnique beaucoup plus vaste tel que l'était l'ancien duché de Luxembourg, on peut considérer Hermann von Veldenz – qui a écrit vers 1290 un poème épique de 5 963 vers en moyen haut allemand, retraçant la vie de la princesse Yolande de Vianden – comme le fondateur à la fois de la littérature d'expression allemande et (la langue standardisée étant inexistante) de la littérature dialectale. Pareillement, les virelais, ballades et rondeaux de Wenceslas Ier, duc de Luxembourg et de Brabant, le « gentil duc » (1353-1383), que Jean Froissart a publiés dans son Méliador peuvent être tenus pour les premières traces d'une littérature d'expression française en Luxembourg. Mais ce n'est que tardivement, dans la seconde moitié du xixe s., que les trois littératures prennent leur véritable essor.
Littérature d'expression française
Tous les historiens de la littérature luxembourgeoise d'expression française sont d'accord pour considérer Félix Thyes (1830-1855) comme le premier véritable auteur luxembourgeois en langue française : il fut l'ami intime de Charles De Coster, qui participa à l'édition posthume de son roman Marc Bruno, profil d'artiste (1855). Félix Thyes est en même temps le premier historien de la littérature dialectale luxembourgeoise par un essai paru en 1854 à Bruxelles dans la Revue trimestrielle. Après lui, J.-E. Buschmann (1814-1853), auteur de ballades, d'odes et de satires, Félix Servais (1872-1916), qui ne pouvait se défaire d'un classicisme épigonal, Étienne Hamelius (1856-1929), auteur des Scènes de la vie des Ardennes, et Charles Kayser (1867-1887) composent le panorama de la littérature luxembourgeoise d'expression française au xixe s.
C'est une deuxième génération qui produira ce véritable « connétable des lettres » françaises à Luxembourg que fut Marcel Noppeney (1877-1966) : il domina pendant un demi-siècle la littérature luxembourgeoise de langue française, moins par son lyrisme qui joue tout à la fois du néoromantisme, du symbolisme et du réalisme parnassien (le Prince d'avril, 1907) que par la précision et la verve voltairienne de sa prose. Paul Palgen (1883-1966), en revanche, est un grand poète qui, de la Route royale (1917) à Guanabara (1933), s'inscrit dans la double lignée des Rimbaud et des Verhaeren. À leurs côtés, Nicolas Ries (1876-1941), fondateur de la revue bilingue les Cahiers luxembourgeois, est le romancier du Diable aux champs (1937) et de Sens unique (1940) : peintre de la vie quotidienne paysanne et citadine, il fait contraste avec l'idéalisme de Willy Gilson (1891-1974), porté à la méditation philosophique (À la recherche de l'amour perdu, 1940 ; Je maintiendrai, 1947 ; Cora ou les Brigands livresques, 1952) et avec Nicolas Konert (1891-1977), conteur savoureux et sans détours. Dans le domaine de la critique avec Joseph Hansen (1874-1952), grand animateur de l'« Alliance française », qui popularisa l'œuvre des grands auteurs romantiques à Luxembourg, se distinguent Matthias Esch (1882-1928), Matthias Tresch (1876-1942) et Charles Becker (1881-1952), auteur d'essais sur Maupassant.
Une « nouvelle vague », dont la doyenne, Ry Boissaux (née en 1900), s'est consacrée à la littérature enfantine, apparaît avec un poète comme Edmond Dune (né en 1914) et les romanciers Joseph Leydenbach (né en 1903), conteur qui sait camper des personnages, et Albert Borschette (1920-1976), qui dresse le bilan des aventures, des rêves et des déceptions de la « génération sacrifiée » (Continuez à mourir, 1959). Cette génération, d'autre part, produit deux remarquables essayistes : Léon Thyes (1899-1979), qui, sous le pseudonyme de Jean-Marie Durand, tint une rubrique écoutée dans le quotidien Luxemburger Zeitung, et Alphonse Arend (né en 1907), qui fit connaître ses « Perspectives » dans le supplément culturel du Luxemburger Wort. Tony Bourg (né en 1912) s'est fait une réputation comme historien de la littérature française par ses études sur le cercle littéraire des Mayrisch à Colpach et le séjour de Victor Hugo à Luxembourg. Parmi les talents plus récents, on retiendra Marc Elter (né en 1935) pour son théâtre, Rosemarie Kieffer (née en 1932) pour ses nouvelles, les poètes Marcel Gérard (né en 1915) et Anise Koltz (née en 1928), Anne Berger, Pierre Roller, René Welter, Marion Blaise. Claude Conter (né en 1929) est le maître de l'aphorisme et du genre épistolaire, tandis que l'historien Joseph Goedert et le critique d'art Joseph-Émile Müller méritent une place dans toute histoire de la littérature luxembourgeoise d'expression française.
Littérature d'expression allemande
La littérature luxembourgeoise d'expression allemande débute véritablement avec Nicolas Welter (1871-1951), qui fut pour la littérature d'expression allemande ce que Marcel Noppeney fut pour la littérature française en Luxembourg : auteur de la première histoire de la littérature luxembourgeoise en haut allemand et en luxembourgeois (Littérature allemande et dialiectale au Luxembourg, 1929), il a touché tous les genres littéraires et écrit en allemand une histoire de la littérature française (Histoire de la littérature française, 1909-1928).
Le premier romancier de la littérature d'expression allemande est Jean-Pierre Erpelding (1884-1977). Son œuvre, influencée par le naturalisme, tourne autour de deux pôles : la peinture de l'âme paysanne, matérialiste et mystique à la fois, et la recherche de l'identité nationale luxembourgeoise. Dans ses nouvelles, Nicolas Hein (1889-1969) se révèle, tout comme Erpelding, tiraillé entre deux cultures (En chemin, 1939 ; le Traître, 1948). La poésie moderne fait son entrée dans la littérature de langue allemande avec Paul Henkes (né en 1898) : l'Olivier et le Prunellier (1968), Grille et Harpe (1977), Albert Hoefler (1899-1950) et Jean-Pierre Decker (1901-1972). Pol Michels (1897-1956) s'inscrit dans la lignée de Heine et de la « Neue Sachlichkeit » (ou « Nouvelle objectivité ») : Panorama (1933). Parmi les auteurs qui ont commencé à écrire immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, Anise Koltz se place dans la lignée d'Ingeborg Bachmann, de Günter Eich, de Paul Celan et de Karl Krolow. Le roman est représenté par Fernand Hoffmann (né en 1929), qui retrace dans la Frontière (1972) le calvaire des Luxembourgeois pendant les années de guerre et qui, dans Enquêtes après-coup (1981), montre les multiples faces de la trahison et de la collaboration, du courage et de la lâcheté. Parmi les auteurs plus jeunes, Cornel Meder (né en 1938) s'est fait connaître comme poète, prosateur et éditeur. Michel Raus (né en 1939) et Georges Hausemer (né en 1957) sont avant tout des poètes, comme Josy Braun (né en 1938), plus engagé.
Littérature en luxembourgeois
Titulaire d'une chaire de mathématiques à l'université de Liège, Antoine Meyer (1801-1857) est, avec son recueil de vers E Schréck op de Lëtzebuerger Parnass (1829), le père de la littérature dialectale luxembourgeoise. Mais ce ne sera que la génération suivante qui produira des écrivains en luxembourgeois dignes de ce nom. L'influence des vaudevilles de Dicks (1823-1891) fut ainsi et reste considérable (De Scholtschäin, 1855, première pièce de théâtre jouée en luxembourgeois ; D'Mumm Sèiss, 1855 ; D'Kirmesgäscht, 1856 ; De Ramplassang, 1863). Michel Lentz (1820-1893), « poète national », réagit contre Antoine Meyer, qui estimait que seul le genre burlesque et satirique convenait à la poésie dialectale, en écrivant des vers idéalistes et romantiques (Spaass an Ierscht. Liddercher a Gedichten, 1873 ; Hierschtblumen. Liddercher a Gedichten, 1887). Mais le véritable « classique » de la littérature luxembourgeoise est Michel Rodange (1827-1876), l'auteur du Renert odder de Fuuss am Frack an a Maansgréisst (1872) : inspirée du Reinecke Fuchs de Goethe, cette épopée en trimètres iambiques rimés, alternativement catalectiques et acatalectiques, est à la fois un passionnant récit d'aventures, un miroir des mœurs luxembourgeoises, un bréviaire de philosophie vécue et l'expression la plus pure de l'identité nationale luxembourgeoise.
Avec André Duchscher (1840-1911), Max Goergen (1893-1978) et même Marcel Reuland (1905-1956), le théâtre évolue vers plus de vérité dans les situations et les caractères, sans pour autant pouvoir se libérer tout à fait de l'influence de Dicks. C'est Tit Schroeder (né en 1911) qui est le premier novateur avec D'Pölltchesfamill (1963), pièce décrivant la vie quotidienne d'une famille de la petite bourgeoisie, et qui devance de quinze ans le théâtre social de Guy Rewenig. Josy Braun (né en 1938) fait passer dans ses pièces (D'Kromm an der Heck, 1966 ; Requiem fir e Lompekréimer, 1966 ; Wie bas de Leo ?, 1976 ; Hexejuecht, 1978) le message politique avant les soucis littéraires. Fernand Barnich (né en 1938) ouvre le théâtre sur le monde du mineur, du bouilleur d'acier et du métallo (De wëlle Mann, 1973 ; Um Block, 1975). Le plus grand original est peut-être Norbert Weber (né en 1926) : ayant débuté par un drame historique (De Schéifermisch, 1957), pour arriver, par le détour du surréalisme burlesque (En Apel fir den Duuscht, 1962) et de la commedia dell'arte (Eng Sëffecht op der Musel, 1966) à la comédie de caractère (De Bretzert, 1976), il a définitivement mis un terme au théâtre à la Dicks. Fernand Hoffmann se place dans la tradition du théâtre psychologique et réaliste (Pier Beautemps, 1964). La grande révélation du théâtre contemporain a été cependant Pol Greisch (né en 1928) : dans Äddi Charel (1966) et De Besuch (1969), il montre l'homme pris dans l'engrenage des mécanismes de la société moderne, luttant pour sauvegarder sa liberté et son identité. Si dans ces deux pièces prévaut encore le comique, le tragique est déjà beaucoup plus prononcé dans Ennerwé (1978), biographie exemplaire d'une famille de la petite bourgeoisie et chronique d'un processus de lente, mais inexorable, dépersonnalisation ; il s'impose définitivement dans Grouss Vakanz (1980), où des parents possessifs et séniles poussent leur fils unique vers le suicide.
Dans les années 1950, avec Marcel Reuland, Tit Schroeder et Joseph Keup, la poésie en luxembourgeois a atteint un rare sommet, mais dans la tradition inaugurée par Michel Lentz. Les efforts d'innovation du « Groupe de Vienne » (Artmann, Achleitner, Rühm, Jandl), le concrétisme d'Eggimann et des représentants de la « Berner Chanson » en Suisse ainsi que de l'école de la « Neue Mundartdichtung » ou « Modern Mundart » en Allemagne sont restés sans écho dans la poésie luxembourgeoise. Si, après 1968, l'engagement politique a été plus prononcé, rien n'a changé dans la conception même de la poésie dialectale et de sa fonction dans la littérature, abstraction faite des efforts de René Kartheiser (né en 1926) pour libérer la poésie de la rime. Or les possibilités de renouvellement sont multiples et variées, comme F. Hoffmann tente de le prouver dans Etüden 1 (1980).
La prose n'apparaît que tardivement dans la littérature en luxembourgeois avec N. S. Pierret (1833-1899). Mais l'industriel Caspar Matthias Spoo (1837-1914), avec la biographie de sa sœur préférée, missionnaire en Afrique (Sœur Marie du Bon Pasteur, 1869), la mène d'emblée vers une étonnante perfection. Isidore Comes (1875-1960), avec le récit De neie Postmeeschter, et Nicolas Pletschette (1882-1965), avec De Schousterpittchen, continuent la tradition de Spoo. René Kartheiser peut être considéré comme le créateur de la prose moderne en luxembourgeois avec De Rik. Les premières tentatives d'implanter le roman en luxembourgeois, Kerfegsbloum (Fleur de cimetière, 1921-1927) d'Adolphe Berens (1880-1956) et Ketten (Chaînes) de Siggy vu Lëtzebuerg (1888-1961), n'ont guère été convaincantes. Si Doheem (Chez nous) de Ferdinand Gremling (1901-1969) contient de belles pages, il ne témoigne ni d'unité de ton ni d'inspiration.
Il va de soi que Michel Rodange a eu une grande influence sur les auteurs en luxembourgeois. L'emprise de son Renert a même eu un effet comparable à celui du vaudeville de Dicks : elle a freiné l'évolution de la poésie en incitant trop d'auteurs à dépasser, dans le même genre, leur modèle ou à traiter à la façon du Renert des sujets d'actualité. Ni Lucilinburhuc (1947-1949), épopée nationale et chrétienne, de Siggy vu Lëtzebuerg, ni De grousse Käser (1948-1953) de Gillius Döll, qui tournent autour de l'empereur Henri VII, n'ont réussi à s'imposer à la conscience nationale. La tradition du Renert a cependant été continuée par Léon Moulin dans De Fuus (1968), qui relate les événements de l'occupation nazie (1940-1944) sous le masque d'une épopée animale en vers. Jacques Kintzele (1874-1965) a encore réussi à créer un véritable chef-d'œuvre avec Déi siwe Jofferen aus dem laange Muer (1954), en s'inspirant d'une légende du folklore luxembourgeois, mais la tentative de Henri Hanlet de maintenir le poème épique en vers constitue bien, malgré les splendeurs de la langue, un anachronisme (Um Déieregeriicht, 1980). Le phénomène le plus notable est qu'après 1970 les jeunes auteurs de la gauche intellectuelle ont commencé à s'intéresser au luxembourgeois comme moyen d'expression. Jusque-là, le fait même de se servir de la langue maternelle dans le domaine littéraire avait été considéré comme le signe d'un conservatisme réactionnaire. Le revirement s'est opéré avec les pièces de Josy Braun, puis de Guy Rewenig. Aujourd'hui, des auteurs majeurs comme Roger Manderscheid n'ont plus peur de s'exprimer en luxembourgeois et la moyenne d'âge des auteurs d'expression luxembourgeoise a sensiblement baissé. Mais cette littérature connaît un paradoxe : le citoyen du Grand-Duché a une certaine réticence à lire sa langue maternelle car il ne l'a jamais apprise systématiquement à l'école ; langue quotidienne, le luxembourgeois est donc le mode d'expression d'une littérature qui ne peut être populaire.