linguistique
(de linguiste)
Science qui a pour objet l'étude du langage et des langues.
Le terme apparaît au xixe siècle en même temps que naît la discipline sous le nom de « grammaire comparée ». Le souci des comparatistes a très vite été de constituer une linguistique générale, ce que l'un d'entre eux, Ferdinand de Saussure, a réalisé au début du xxe siècle en élaborant une linguistique formelle et en se détachant du même coup du comparatisme. Il faut dire aussi que l'on trouve déjà chez W. D. Whitney (1827-1894), aux États-Unis, la tentative très intéressante de constituer la linguistique en science. Après Saussure, la linguistique structurale va se développer sous l'impulsion de Troubetskoï (1890-1938) et d'un groupe de chercheurs tchèques dont fera aussi partie R. Jakobson (« le cercle de Prague ») et, parallèlement, en Amérique avec notamment L. Bloomfield et Z. S. Harris. Le Danois L. Hjelmslev (1889-1965) tentera de son côté de développer une véritable axiomatique linguistique. Puis N. Chomsky proposera une théorie du langage qui fait dépendre la « compétence » du locuteur de modèles innés. C'est lui qui sera à l'origine de la « grammaire générative », censée fournir certains modèles capables de rendre compte du processus de formation des phrases grammaticalement correctes. En même temps, des courants – de la sociolinguistique issue de Meillet, ou encore de l'analyse du discours représentée par Benveniste et sa théorie de renonciation, ou enfin de la pragmatique anglo-saxonne – renouent avec les préoccupations du xixe siècle concernant, par exemple, la situation des locuteurs ou les effets non purement informatifs que produisent les énoncés.
Les débuts de la linguistique
Depuis l'Antiquité, on s'est occupé du langage, et pas seulement en Occident. Mais ni la philosophie du langage ni les traités de grammaire ou les spéculations théoriques sur la nature et l'origine des langues ne sont la linguistique. Celle-ci ne prend véritablement naissance qu'au xixe siècle après la découverte en Europe du sanskrit et l'étude comparée des langues qui s'ensuit. De ce courant linguistique, que l'on a appelé comparatisme, F. Bopp (Système de conjugaison du sanskrit, comparé à celui des langues grecque, latine, persane et germanique, 1816), F. Schlegel et J. L. C. Grimm sont les représentants les plus notables. C'est précisément en comparant les langues européennes et le sanskrit que les comparatistes font l'hypothèse linguistique (et non plus seulement métaphysique) d'un groupe d'origine d'où proviendraient ces langues. Ils nomment ce groupe l'« indo-européen ». Ce qu'ils comparent, ce sont les éléments grammaticaux, pour tenter d'établir une correspondance entre ces langues ; en fait, « ils cherchent quel élément x de l'une tient la place de l'élément x′ de l'autre » (O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage) sans chercher à savoir quelle évolution a mené de la langue mère aux langues modernes (qu'ils regroupent par familles). L'histoire, d'ailleurs, n'est généralement prise en compte par eux que pour expliquer l'érosion des langues et le déclin de la langue originelle, l'Ursprache.
De la variété des descriptions au besoin de généralité
La fin du xixe siècle se caractérise en linguistique par le besoin de constituer une science générale du langage, que Schleicher, par exemple, appellera « glottique », sur la nécessité de laquelle Baudouin de Courtenay insistera dans les années 1870 et dont, en France, M. Bréal, notamment, montrera l'importance. La linguistique historique, à côté de laquelle se constitue la linguistique générale, permet sans doute désormais d'éviter les discours spéculatifs incontrôlés ; en même temps, les problèmes qu'elle pose seront au point de départ de la linguistique générale. En voulant être unifiante, la linguistique va devoir tenter une redéfinition globale du langage qui serve de critère d'unité. En fait, comme le souligne Claudine Normand (la Linguistique générale – 1880-1928), la linguistique générale essaie de résoudre les difficultés rencontrées dans leur pratique par les linguistes qui tentent d'éclairer la relation de la linguistique aux autres sciences et à la philosophie, de passer de la description à l'explication, de revoir les problèmes légués par la tradition grammaticale ou simplement de réfléchir sur la méthode.
Ferdinand de Saussure
Le Cours de linguistique générale n'a été publié qu'après la mort de Saussure, survenue en 1913, d'après les notes prises par ses élèves. Saussure lui-même a très peu publié ; outre son mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, ses écrits, parus en 1922 de façon posthume, rassemblent sa thèse, soutenue en 1880, sur l'emploi du génitif absolu en sanskrit et quelques articles techniques. Pourtant, l'importance historique du Cours est considérable tant pour la linguistique que pour les sciences humaines.
Saussure est au départ un comparatiste ; son originalité viendra de sa réflexion sur la méthode linguistique et de sa volonté de constituer la langue en objet scientifique en tentant de la dégager en même temps de toute analyse positive. Pour Saussure, c'est « le point de vue qui crée l'objet ». « Hors d'une relation quelconque d'identité, un fait linguistique n'existe pas. Mais la relation d'identité dépend d'un point de vue variable qu'on décide d'adopter » (Sources manuscrites, Gödel).
Langue/parole
La confusion entre langue, langage et parole est constante au xixe siècle. Un des mérites de Saussure est de clarifier les rapports entre ces trois concepts. Ainsi, selon lui, la langue est un ensemble de conventions qui permet la faculté du langage chez l'individu, celui-ci ne pouvant « ni la créer ni la modifier ». Quant à la parole, elle est « l'acte de l'individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qu'est la langue ».
Cette convention qu'est la langue est par ailleurs définie comme « un système de signes ». Ces signes sont « arbitraires » : aucune loi ne commande que tel son corresponde à tel sens. Le rapport entre les deux est immotivé (à l'exception très relative des onomatopées). La convention s'impose néanmoins à tout locuteur comme une nécessité. La langue, dit encore Saussure, est « la partie sociale du langage » ; elle est une sorte de contrat tacite passé entre les membres de la communauté.
Le système de signes
Le signe linguistique est une « entité à deux faces » composée d'un signifié et d'un signifiant ou encore, comme dit parfois Saussure, d'un concept et d'une image acoustique. Tous deux sont indissociables et on ne peut pas plus les séparer que les deux faces d'une même feuille de papier. Ce qu'il est important de comprendre dans cette définition, c'est que le signe n'unit pas un nom et une chose. Le signifié est une représentation et le signifiant « une empreinte psychique des sons ». Ainsi, l'ordre de la langue est indépendant de l'ordre de la réalité.
Quand Saussure dit que la langue est un « système de signes », il indique par là que « tous ses termes sont solidaires » et que « la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée des autres ». Si la valeur d'un mot réside dans sa propriété de représenter une idée, elle est bien sûr un élément de la signification mais elle tient en plus au rapport des signes entre eux, les valeurs étant toujours constituées « 1°) par une chose dissemblable susceptible d'être échangée contre celle dont la valeur est à déterminer ; 2°) par des choses similaires qu'on peut comparer avec celle dont la valeur est en cause ».
Synchronie/diachronie
Si la langue est bien un système, il n'empêche que ce système évolue. Le problème de l'évolution de la langue, ou diachronie, était central chez les comparatistes ; il n'est que dérivé pour Saussure, qui s'intéresse davantage à l'aspect synchronique de la langue, à son caractère systématique. Si la langue évolue, c'est sous l'action de la parole (en général, un individu n'y peut rien changer). Si diachronie et synchronie sont en réalité deux points de vue sur un même objet, c'est le second que Saussure privilégie, la synchronie n'étant pas seulement identifiée à l'« état de la langue » mais devant être prise « comme un concept qui permet la définition théorique d'un système abstrait ».
Chomsky et la grammaire générative
Chomsky va chercher à créer des modèles de compréhension du fonctionnement de la langue comportant « un ensemble fini de règles qui, à partir d'un nombre fini d'unités et grâce à des transformations successives en nombre fini, rend compte de la formation de l'infinité des phrases correctes d'une langue et de celles-là seules ».
Les présupposés épistémologiques
Outre les références au cartésianisme, à K. Popper et à sa théorie de la falsifiabilité, Chomsky va prendre position au début des années 1950 contre les psychologues béhavioristes, et en particulier contre Skinner, en leur reprochant de se limiter à faire fonctionner des techniques expérimentales pour elles-mêmes. La maîtrise des règles extrêmement complexes du langage suppose d'autres mécanismes que l'enregistrement passif par l'enfant des données empiriques. Le schéma stimulus/réponse fournit de ce point de vue un modèle beaucoup trop simple.
Il faut, pour rendre compte de ce processus, postuler une construction active des règles de la langue, qui permet à l'enfant, à partir de données particulières, d'expérimenter des formes de syntaxes spécifiques suivant des contraintes générales ; ces dernières témoignent de l'existence de règles « profondes » qui l'empêchent de faire n'importe quelles hypothèses, en particulier celles qui ne seraient pas compatibles avec les langues naturelles. C'est ce que Chomsky appelle la grammaire universelle, qui « est un ensemble de principes qui caractérise la classe des grammaires possibles en préconisant la manière dont sont organisées les grammaires particulières ». Chomsky est alors de plus en plus préoccupé par l'inscription de la linguistique dans la neurobiologie et par les travaux sur l'intelligence artificielle.
La compétence
En opposition aux conceptions béhavioristes, telles celles de L. Bloomfield (1887-1949), Chomsky a toujours estimé que le comportement linguistique humain était « créateur ». Ainsi, il ne nous est pas possible de prévoir quel sera le type d'énonciation d'une phrase compte tenu des stimulations sensorielles qui pourront affecter un locuteur au moment qui précède cette énonciation. Les théories grammaticales ne prétendent pas non plus pouvoir prédire le comportement linguistique. Leur propos est de chercher à « caractériser l'état cognitif qui permet au locuteur de se montrer créateur ». C'est cet état cognitif que Chomsky nomme la « compétence grammaticale ».
La grammaire générative
Chomsky, comme Saussure, énumère les mécanismes de la langue qui échappent au locuteur dans la mesure où il en dispose sans les connaître consciemment, mais il s'intéresse essentiellement à ceux qui permettent de produire des phrases. La grammaire doit être capable de prévoir toutes les phrases possibles de la langue et de produire des jugements sur la « grammaticalité » ou l'« agrammaticalité » d'une phrase. « Une grammaire générative du français se proposera non seulement d'engendrer toutes et rien que les phrases grammaticales du français, de représenter la structure catégorielle des phrases, mais aussi de représenter les relations grammaticales qui unissent les divers constituants. » D'où les indicateurs syntagmatiques, ou « schémas en arbre », qui symbolisent ces relations.
Sociolinguistique, analyse du discours, pragmatique
Ainsi, la sociolinguistique refuse de prendre en considération l'« objet langue » puisque celui-ci n'existe pas dans la réalité (il est en effet l'objet d'une construction). Refusant l'idéalisation – ce qui équivaut, aux yeux d'un Chomsky, à de l'irrationalisme –, elle réintègre dans sa perspective la variété empirique et privilégie le rapport de la langue au social. On trouve les origines de cette discipline au xixe siècle chez W. von Humboldt mais surtout chez A. Meillet et plus récemment chez W. Labov. Pour Humboldt et ceux qui ont repris ses idées, l'étude de la langue permet de comprendre l'esprit de ceux qui la parlent et de les caractériser en tant que groupe distinct. Ainsi se manifeste l'esprit d'une nation. Meillet cherchera de son côté à rendre compte du changement linguistique par le seul changement social.
Analyse du discours et pragmatique
L'analyse du discours naît avec É. Benveniste. Ce qui est pris en compte, c'est l'énonciation, c'est-à-dire la manière particulière dont un locuteur s'empare d'un énoncé ; c'est l'acte de le produire et non son contenu qui importe ici. L'énonciation « peut se définir par rapport à la langue comme un procès d'appropriation » (Problèmes de linguistique générale, II). En même temps qu'il devient locuteur, celui qui parle postule un allocutaire.
C'est cette position du sujet dans la langue par rapport à d'autres sujets, sur lesquels il agit en les intimidant, en les flattant ou en les commandant, par exemple, que la pragmatique va analyser, à la suite des travaux du philosophe anglais J.L. Austin sur les speech acts. Ces actes « illocutionnaires » ne concernent pas le contenu de l'énoncé mais la position même du locuteur.