Le processus paraissait impossible. Pourtant, deux cents personnes réunies à Bruxelles de février 2002 à juin 2003 ont réussi à rédiger une constitution européenne.
Mais il reste à l'imposer aux dirigeants des États membres de l'Union et aux Européens eux-mêmes.

La longue marche de la Constitution européenne

Marie-Françoise Masson
Journaliste à la Croix

Il est des scènes qui marquent l'importance d'un événement. Bruxelles, 28 février 2002 : droit devant son pupitre, face à l'hémicycle comble du Parlement européen, Valéry Giscard d'Estaing inaugure la convention pour l'avenir de l'Europe qu'il préside et qui s'est vue chargée de la rude tâche de rédiger un projet de constitution européenne. D'emblée, l'ancien président de la République française, jouant avec enthousiasme la carte de l'Européen convaincu – ne fut-il pas député dans ce même Parlement ? –, passe au fil de son discours de l'allemand au français et du français à l'anglais, sans oublier de saluer dans les autres langues de l'Union européenne tous les représentants présents, s'attirant par là même les applaudissements chaleureux de l'auditoire. Bruxelles, 6 juin 2003 : dans le même hémicycle, Valéry Giscard d'Estaing brandit un document de plusieurs dizaines de pages et remercie l'assistance de son travail, provoquant de nouveaux applaudissements avant que chacun des acteurs présents, coupe de champagne en main, célèbre le consensus obtenu à l'issue d'un long et régulier travail de seize mois.

Vingt-huit pays représentés

Tout commence lors du sommet de Laeken en décembre 2001.
Le fonctionnement des institutions est devenu illisible.

Qui, lorsque l'idée a germé de faire écrire un texte majeur pour l'Europe par plus de deux cents personnes venant de vingt-huit pays du Vieux Continent, aurait parié ne serait-ce qu'un euro sur le succès d'une telle entreprise ? Peu de monde. C'est en effet en décembre 2001, au sommet de Laeken, un château cossu installé dans les faubourgs de Bruxelles, que les chefs d'État et de gouvernement des quinze pays membres de l'Union européenne ont arrêté ce nouveau principe de travail. La rédaction de la future constitution européenne ne serait pas conduite par un groupe de juristes prestigieux concoctant dans le fond de leur bureau un texte difficile à lire par les citoyens. Le travail se ferait au vu et au su de tous les Européens et serait confié non seulement à des représentants des trois institutions communautaires (Commission, Parlement, Conseil), mais aussi à des membres des Parlements nationaux et des différents gouvernements, sachant que, pour ces deux dernières catégories, les représentants seraient issus des quinze États membres, des dix futurs entrants en mai 2004 et des trois autres pays (Roumanie, Bulgarie et Turquie) qui attendent encore à la porte. De plus, chacun des conventionnels aurait un suppléant également présent dans l'hémicycle et ayant par là même voix au chapitre. Enfin, pour éviter la cacophonie, le sommet de Laeken nommait président de cette instance celui qui s'était porté candidat, Valéry Giscard d'Estaing, mais l'encadrait de deux vice-présidents, l'ancien président du Conseil italien Giulio Amato, spécialiste du droit constitutionnel, et l'ancien Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene, fin connaisseur des arcanes communautaires. Les trois hommes s'entourant eux-mêmes d'un praesidium, sorte de bureau chargé de mettre en forme les textes, et d'un secrétariat dirigé par un diplomate hors pair, le Britannique John Kerr.

Cette armée mexicaine, complexe à conduire à bon port, s'est avérée essentielle. Le modèle communautaire européen – fondé dès 1957 sur le consensus, autrement dit sur la décision prise à l'unanimité des États membres – avait été élaboré pour six pays. Certes, il était parvenu à s'adapter lorsque l'Union était passée à dix, à douze puis à quinze membres. Mais à vingt-cinq, on s'acheminait vers le blocage total. De plus, au fil des élargissements, la raison d'être de l'Union s'était diluée. L'idée de créer un espace de paix, fondé sur la réconciliation entre belligérants et échafaudé par des pères fondateurs venus de pays sortis exsangues de la guerre et décidant de mettre en commun leur outil industriel, n'était plus essentielle aux yeux des arrivants successifs. Pour eux, l'Europe était d'abord un marché prospère où chacun voulait obtenir une part du gâteau. La fracture idéologique s'annonçait plus grande encore avec des pays qui venaient de vivre un demi-siècle de disette de l'autre côté du rideau de fer. Enfin, le fonctionnement même des institutions, d'une complexité inextricable, était devenu illisible, chaque nouvelle réforme ayant donné lieu à un nouveau texte : traité de Rome instaurant la Communauté économique européenne, acte unique de Luxembourg instaurant le grand marché intérieur, traité de Maastricht créant l'Union européenne et lançant la monnaie unique, traité d'Amsterdam mettant en place l'espace de sécurité de Schengen. Si bien que, d'empilements de textes en empilements de jargons techniques, seuls quelques technocrates s'y retrouvaient encore sur les rôles respectifs des instances communautaires ou sur la détermination de la sphère propre de pouvoir de chacun des États. À titre d'exemple, lorsque la convention européenne fit demander aux spécialistes de Bruxelles de combien d'outils législatifs ils disposaient pour faire passer une réforme, aucun ne fut capable de donner le même nombre. Il était donc grand temps de rassembler les ensembles épars dans un même document fédérateur en élaguant ce qui n'avait plus cours et en affirmant sur la base de quels grands principes les Européens tenaient à vivre ensemble. Bref, il fallait une constitution européenne. Mais comment la rédiger ?

Un mélange d'improvisation et d'organisation

Le premier réflexe avait été, en 2000, d'utiliser la formule habituelle. Celle de la conférence intergouvernementale. Autrement dit, se mettre d'accord autour d'un texte obtenu lors d'une réunion des chefs d'État et de gouvernement. Mais la dernière conférence en date à Nice, en décembre 2000, avait laissé un goût de cendres tant les égoïsmes de chaque État s'étaient exacerbés, aucun dirigeant ne voulant en rabattre face aux autres. À l'inverse, une discrète initiative avait eu une heureuse issue. L'Union européenne, qui voulait à la même époque se doter d'une sorte de charte des droits de l'homme et du citoyen, avait décidé de confier ce travail à la fois à des juristes et à des hommes politiques. Le groupe, appelé convention, formé de parlementaires et d'experts venant de tous horizons et de tous pays, avait, à l'issue de plusieurs mois de réflexions et de débats, accouché d'un texte remarquable et consensuel – la Charte européenne des droits fondamentaux – que les dirigeants des États membres n'avaient pu ensuite que cautionner. Le mélange d'hommes et de femmes d'univers différents apprenant peu à peu à s'estimer et à se comprendre avait fait merveille. L'idée de reprendre la méthode pour la future constitution fut adoptée presque sans discussion.