L'affaire Kelly

Trois mois après la chute de Bagdad s'ouvrait au Royaume-Uni une crise politique majeure sur fond de polémique, de soupçon et de drame. La première victime aura été un expert en armes biologiques du ministère de la Défense, le docteur David Kelly.

Le 17 juillet, le docteur David Kelly, cinquante-neuf ans, expert en armes bactériologiques du ministère de la Défense, quitte son domicile d'Abingdon dans l'Oxfordshire, à quelque 70 km à l'ouest de Londres. Le lendemain matin, les policiers découvrent à proximité de la propriété un cadavre correspondant à sa description. Le docteur David Kelly a succombé à une hémorragie après s'être tranché les veines. Une semaine auparavant, ce scientifique mondialement connu, avait été appelé à témoigner dans l'affaire des armes de destruction massive (ADM) de Saddam Hussein, sur la possession desquelles Tony Blair avait justifié, le 3 septembre 2002, l'engagement du Royaume-Uni dans la guerre contre l'Irak.

Downing Street contre la BBC

Ce jour-là, au cours d'une conférence de presse, Tony Blair plaide pour une intervention militaire contre le régime de Saddam Hussein. Pour donner plus de crédibilité à ses propos, il commande à ses services un « dossier noir » sur l'armement dont dispose le dictateur irakien. L'homme lige du Premier ministre, Alastair Campbell, prend les choses en main.

Le 9 septembre 2002, Alastair Campbell préside une réunion sur la stratégie de communication sur l'Irak. C'est dans le cadre de cette réunion qu'un intervenant aurait affirmé que Saddam Hussein pouvait déployer ses armes chimiques et biologiques en quarante-cinq minutes. Une menace que Tony Blair met en avant afin d'obtenir l'accord de la Chambre des communes pour engager les forces britanniques aux côtés des Américains. Mais dès la fin de la guerre, la question des armes chimiques irakiennes resurgit à l'initiative de la BBC : le dossier serait émaillé d'affirmations « infondées », sinon « exagérées ». Très vite, le ton monte entre la BBC et Downing Street.

Le 29 mai, Andrew Gilligan, un journaliste de la BBC, laisse entendre que le gouvernement aurait volontairement gonflé le dossier de l'armement en Irak. Il accuse Alastair Campbell d'avoir rendu « plus sexy » le rapport des services de renseignements sur la menace que représenterait Bagdad en y ajoutant notamment la précision du déploiement des armes, estimé à quelque quarante-cinq minutes. Interrogé sur ses sources, le journaliste refuse de livrer le nom de son informateur. Début juin, des fonctionnaires anonymes des services de renseignements accusent eux aussi le Premier ministre britannique d'avoir indûment musclé les informations relatives à la présence d'armes de destruction massive. D'anciens ministres démissionnaires – dont le secrétaire au Foreign Office Robin Cook et l'ex-ministre du Développement international Clare Short – reprochent directement à Tony Blair d'avoir trompé le pays sur l'existence de ces armes. Face aux multiples interrogations concernant la véracité des documents produits par le gouvernement, la commission des Affaires étrangères de la Chambre des communes ouvre une enquête sur les documents controversés. Parallèlement, la commission des Services de renseignements et de sécurité conduit sa propre investigation.

Un bouc émissaire

C'est alors que Geoff Hoon, le ministre de la Défense, lance un pavé dans la mare. Il rapporte en effet que David Kelly lui a confié avoir rencontré le journaliste le 22 mai pour parler de l'Irak. Ce qui est vrai, mais il extrapole toutefois en le désignant comme le confident possible du journaliste. De son côté, David Kelly nie, ne se reconnaissant pas dans les propos rapportés par Gilligan. Le 10 juillet, les gros titres de la presse britannique jettent son nom en pâture. Assez d'interrogations et de soupçons planent à ce moment sur l'expert pour que la commission des Affaires étrangères de la Chambre des communes lui demande, cinq jours plus tard, de témoigner devant les députés.

L'audition tourne au supplice pour l'expert. Pourtant il ne faut que quinze petites minutes pour que les députés comprennent que Kelly n'est pas la taupe recherchée par Downing Street. Ce que résume John Stanley, député travailliste, en déclarant que l'expert est « à l'évidence un bouc émissaire [...] désigné par le ministère de la Défense » pour justifier auprès des Britanniques de plus en plus sceptiques l'engagement de leur pays dans la guerre contre l'Irak. Le très calme et discret David Kelly semble avoir surmonté la pression conjuguée des politiques et de la presse. Il n'en est rien. Deux jours après avoir été entendu par la Chambre, il se donne la mort. Une enquête doit déterminer s'il est oui ou non la victime directe de la controverse entre le gouvernement et la BBC. En voyage en Asie, Tony Blair annonce que c'est le juge lord Brian Hutton, un magistrat ayant acquis une longue expérience en Irlande du Nord, qui est chargé de l'enquête.