Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Tremblement de colère en Algérie

Le séisme particulièrement meurtrier survenu en mai dans l'Est algérois est-il un séisme de trop ? Si la question avait un sens, les réactions de désespoir mêlé de révolte d'une population lassée de recourir aux arguments de la fatalité inciteraient à y répondre par l'affirmative.

La terre algérienne a souvent tremblé, ces dernières années. Mêlées à celles des violences islamistes qui continuent d'ensanglanter le pays, les images de destructions, de désolation et de colère produites par les séismes récurrents ont fini par se banaliser. Le tremblement de terre qui a dévasté la région située à l'est d'Alger, le 21 mai, est toutefois d'une ampleur exceptionnelle. Près d'un demi-siècle après le séisme catastrophique d'Orléansville, demeuré dans toutes les mémoires, la catastrophe s'est rapidement avérée la plus destructrice et la plus meurtrière depuis la secousse qui avait rasé El-Asnam en octobre 1980. La magnitude du séisme a atteint 6,7 sur l'échelle de Richter au plus fort de la secousse, dont la force tenait à la faible profondeur : une dizaine de kilomètres de la surface seulement. L'épicentre du séisme a été localisé au niveau de la ville de Thenia, à 70 km à l'est de la capitale, mais sa violence a été ressentie d'Alger à la Kabylie et jusqu'à la côte espagnole.

« Une véritable catastrophe »

Du quartier algérois de Bab el-Oued à la capitale de la Kabylie, Tizi-Ouzou, en passant par toutes les bourgades de ce littoral très peuplé – Boumerdès, Zemmouri, Rouiba –, les immeubles se sont effondrés comme des châteaux de cartes, engloutissant des familles entières sous les décombres à l'heure du dîner – beaucoup étaient rentrés pour regarder la retransmission télévisée d'une compétition sportive. « J'étais au balcon, je regardais vers le centre d'Alger lorsque j'ai vu comme un énorme nuage de poussière. J'ai été pris de vertige, puis l'immeuble a commencé à aller d'avant en arrière comme une balançoire, puis tous mes meubles sont tombés, le lustre du salon est sorti par la fenêtre », racontera Lounis, habitant de la banlieue de la capitale. De nombreuses victimes se sont trouvées piégées dans des escaliers vacillants plongés dans le noir par les coupures d'électricité. Les survivants se sont rués dehors par dizaines de milliers, errant dans les rues, campant dans les jardins publics ou les écoles, fouillant à mains nues les décombres à la recherche de parents ensevelis, tremblant à chacune des répliques qui ont secoué la région jusqu'au lendemain. Après une nuit de recherche à la lueur des torches dans les amas de béton et de ferraille, les cadavres s'entassaient déjà par centaines dans les salles publiques des villes martyres, transformées en morgues. Le bilan s'établirait un mois plus tard à 2 300 morts et autant de disparus. Au matin du 22 mai, le tout nouveau Premier ministre, Ahmed Ouyahia, déclarait : « Nous sommes en train de gérer une véritable catastrophe. »

« Habitués à l'exceptionnel »

Les secours se sont organisés avec l'aide de nombreux pays étrangers qui ont dépêché des équipes de sauveteurs et envoyé des vivres, des médicaments, des couvertures. Le président Abdelaziz Bouteflika, qui s'était aussitôt rendu sur les lieux du drame, a décrété un deuil national de trois jours. Toutefois, à côté des messages de recherche diffusés à longueur de journée par la radio nationale ont commencé à apparaître des témoignages de colère dénonçant la mauvaise qualité des constructions, la lenteur des secours ou, plus généralement, l'incurie du gouvernement. Sous ces expressions de révolte perçait le désespoir d'une population depuis trop longtemps victime d'une histoire et d'une nature violentes. « Depuis le séisme d'El-Asnam en 1980 jusqu'à la tragédie de Bab el-Oued en 2001, en passant par la vague d'attentats terroristes des années 1990, nous sommes presque habitués à l'exceptionnel », témoignait ainsi un médecin de l'hôpital Mustapha d'Alger. Mais ces critiques de la population reflétaient également une réalité très concrète. L'urbanisation, tout d'abord. En Algérie, l'explosion urbaine a coïncidé, dans les années 1980, avec un passage sans transition à l'économie libérale. Le formidable essor de la construction durant ces années a obéi à des lois qui n'étaient pas celles de l'urbanisme et de l'architecture, mais plutôt de la spéculation et du profit maximal. Des habitations ne respectant aucune norme se sont ainsi élevées sur des terrains mal viabilisés, dans la plus totale anarchie, en l'absence de contrôle de l'État. Les secours, ensuite. L'arrivée des sauveteurs venus de l'étranger a souvent précédé celle des services nationaux. L'essentiel des fouilles a été effectué par des volontaires dotés de maigres moyens.