Journal de l'année Édition 2003 2003Éd. 2003

Moscou, le théâtre aux otages

La guerre en Tchétchénie n'est plus, pour les Moscovites, ce conflit certes impopulaire mais lointain qui s'éternise aux confins de l'empire russe. Le 23 octobre, cette guerre sans témoins a fait irruption au centre même de la capitale sous la forme d'une prise d'otages.

L'un des membres du commando, qui exige le retrait des troupes russes de Tchétchénie, déclarera à l'un des quelque 800 spectateurs pris en otages dans le théâtre de la Doubrovka : « Nous aurions pu faire comme en Israël, entrer dans un wagon de métro et tout faire sauter. » Ils ne l'ont pas fait. C'est pourquoi l'opération n'est en aucun cas comparable à l'attentat aveugle survenu onze jours plus tôt à Bali. Le président Vladimir Poutine affirmera pourtant le contraire dès le lendemain, attribuant au « terrorisme international » cette prise d'otages préparée selon lui « dans des centres à l'étranger » : une façon de placer la gestion de la crise sous le signe de la lutte antiterroriste qui, depuis les attentats du 11 septembre, tient lieu de politique étrangère à Moscou comme à Washington. Au Kremlin, l'emploi de la force est aussitôt envisagé. Cependant, l'option diplomatique progresse. Poutine évoque la possibilité de « contacts ». Un médiateur est annoncé. Moins d'une soixantaine d'heures après son déclenchement, la crise est dénouée. À la manière russe.

Le mépris de la vie humaine

L'assaut du théâtre par les forces spéciales, le 26 au matin, sera justifié par l'affirmation, démentie par les témoins, que les rebelles ont commencé à tuer des otages. Précédée de la diffusion massive de gaz neutralisant à l'intérieur de bâtiment, l'intervention tourne au carnage. Tous les membres du commando ainsi que deux otages sont tués par balles. Les cent vingt-sept autres otages qui mourront au cours de l'assaut ou à la suite de celui-ci seront victimes du gaz. Les autorités ne révéleront la nature exacte de ce gaz que quatre jours plus tard, privant les médecins des informations nécessaires au traitement des malades. Elles affirmeront alors qu'il s'agit d'un simple anesthésique dont l'effet malencontreux s'expliquerait par l'état de faiblesse dans lequel se trouvaient les otages, hypothèse aussitôt rejetée par les experts. Or il existait un antidote connu des forces spéciales, dont les membres ont agi sans masque.

La vie de quelques Russes importait peu au regard de l'enjeu : rétablir l'autorité du Kremlin. L'objectif a été atteint par le biais d'une utilisation brutale et sans scrupule de la force, par le recours au secret et au mensonge, moyens qui illustrent le mépris de la vie humaine sur lequel, en tout lieu, repose l'autocratie. Poutine commentera : « Nous avons prouvé qu'il est impossible de mettre la Russie à genoux [...] Nous n'avons pas pu sauver tout le monde. Pardonnez-nous. » Les preneurs d'otages étaient lourdement armés – fusils d'assaut, grenades, explosifs – et déterminés. Comment une cinquantaine de combattants tchétchènes équipés d'un tel arsenal ont-ils pu parvenir jusqu'au centre de Moscou, et y préparer leur opération, « pendant deux mois » selon l'un d'entre eux, sans être inquiétés ? Cela demeure l'un des mystères de cette affaire qui en comporte bien d'autres. Pourquoi n'ont-ils pas fait exploser le théâtre lors de l'assaut ? S'agissait-il d'une simple menace qu'ils ne comptaient pas mettre à exécution ? N'en ont-il pas eu le temps ou n'en ont-ils pas reçu l'ordre ? Autre mystère.

Qui a utilisé Movsar Baraev ?

La prise d'otages est un acte terroriste condamnable dans son principe même, quelle que soit la cause défendue par ce biais. En Tchétchénie, la prise d'otages est l'une des activités traditionnelles de l'économie de guerre – guerre de clans ou guerre contre les Russes. Le chef du commando, Movsar Baraev, était le neveu du chef d'un « bataillon islamique » spécialisé dans l'enlèvement d'étrangers. Sur l'échiquier complexe du conflit tchétchène, Arbi Baraev semblait en délicatesse avec le président indépendantiste Aslan Maskhadov, mais en bons termes avec le FSB... Arbi a été tué en mai 2000, Movsar a pris sa suite. Il aurait agi sous les ordres de Chamil Bassaev, qui avait dirigé la prise d'otages de Boudennovsk, en juin 1995, et qui a revendiqué celle de Moscou en assurant que Maskhadov n'en avait pas été informé. Celui-ci s'est désolidarisé de l'opération. Officialisant sa rupture avec Maskhadov, Bassaev a annoncé qu'il prenait la tête d'une organisation de martyrs chargés de frapper aveuglément « derrière les lignes adverses ». Ce schéma ne colle pas avec la prise d'otages de Moscou. Alors, qui a utilisé Movsar Baraev ? Les « partis de la guerre » aux intérêts convergents : Bassaev d'une part, les généraux russes corrompus, de l'autre ?