Un traité sino-russe pour la stabilité

La signature du traité d'amitié et de coopération entre la Chine et la Russie intervient dans un contexte géostratégique dominé par le projet américain de déploiement d'un bouclier antimissile. Sans toutefois remettre en cause leurs relations avec les États-Unis, Pékin et Moscou se posent ainsi en défenseurs d'une stabilité stratégique qui serait menacée par Washington.

La « multipolarité » est décidément un concept très en vogue dans le monde... non américain. Au début du mois de juillet, le président français, Jacques Chirac, en visite à Moscou, avait réaffirmé la volonté de la France, constante depuis la présidence du général de Gaulle, de fonder un espace géostratégique « multipolaire » au sein duquel le partenariat franco-russe – et plus largement, ici, les relations entre l'Union européenne et la Russie – occuperait une place prépondérante. Deux semaines plus tard, c'est au tour du président chinois, Jiang Zemin, lui aussi en déplacement à Moscou, d'exprimer, chaudement approuvé par son homologue russe Vladimir Poutine, le souhait de voir émerger un « monde multipolaire » dont les relations Moscou-Pékin constitueraient l'un des axes. Ces deux gestes illustrent la tendance des « autres » grandes puissances à vouloir se démarquer de celle qui se déclare volontiers unique depuis la fin de la « guerre froide » : les États-Unis. La rencontre des dirigeants russe et chinois a précédé de quelques jours l'entretien entre Vladimir Poutine et George W. Bush en marge du sommet du G8 à Gênes, qui était leur deuxième tête-à-tête. Leur première entrevue, en juin, à Göteborg, avait déjà été précédée d'une rencontre entre les présidents russe et chinois, à Shanghai.

Une inversion de l'échelle des valeurs

La Russie et la Chine ont donné une solennité toute particulière à leur défense de la multipolarité en signant, le 16 juillet, un « traité d'amitié et de coopération » d'une durée de vingt ans. Le symbole est de taille : le précédent texte de ce type conclu par les deux pays remonte à février 1950. Joseph Staline et Mao Zedong se promettaient alors une « assistance mutuelle ». Le traité instaurait en effet une alliance militaire et contenait des articles secrets. Ce n'est pas le cas de celui d'aujourd'hui. La seconde grande différence entre le traité de 1950 et celui de 2001 est qu'au début du IIIe millénaire, c'est la Chine qui passe pour la puissance montante, alors que la Russie n'est plus qu'une « ancienne grande puissance », ce qui traduit l'inversion de l'échelle des valeurs entre les deux pays en un demi-siècle. Le traité engage la Russie et la Chine à « ne pas avoir recours à la force ou menacer d'y avoir recours » et à « résoudre leurs différends exclusivement par des moyens pacifiques » – on repense aux incidents armés survenus en 1969 le long de la frontière entre les deux pays. Le texte prévoit également le développement des relations bilatérales dans les domaines « économique et militaro-technique ».

Un traité « dirigé contre aucun pays tiers »

Ses signataires affirment que le traité sino-russe n'est « dirigé contre aucun pays tiers ». Le texte énonce que la Russie et la Chine « soutiennent l'équilibre stratégique mondial et la stabilité, et les traités qui sont la base de cette stabilité ». Cette affirmation est éclairée par la déclaration finale de la visite de Jiang Zemin à Moscou, qui réitère l'attachement de la Russie et de la Chine au traité ABM – Anti Ballistic Missile – de mai 1972. Or le traité ABM est incompatible avec le projet américain de bouclier antimissile dont le but affiché est de contrer les attaques imprévisibles d'« États voyous » dotés d'une capacité de frappe nucléaire. Ce nouveau programme d'armement avait été mis en veilleuse sous la présidence démocrate de Bill Clinton, qui avait finalement suspendu les essais, ne maintenant que les activités de recherche autorisées. Dès son arrivée aux affaires, l'administration Bush a décidé d'accélérer le développement du bouclier antimissile, quitte à passer en force l'obstacle du traité ABM, que les États-Unis se disent prêts à dénoncer, faute d'obtenir l'accord de la Russie en vue de sa modification. En se posant comme les défenseurs d'une politique de stabilité stratégique à laquelle participe le traité ABM, Moscou et Pékin – bien que la Chine ne soit pas signataire du texte de 1972 – désignent du doigt les agissements « déstabilisants » de Washington. Il n'est pas innocent que la signature de ce traité d'amitié et de coopération intervienne le lendemain d'un essai américain d'interception d'un missile balistique au-dessus du Pacifique – réussi, celui-ci, après deux échecs consécutifs en 2000 –, essai dénoncé par Moscou et Pékin.

Moscou et Pékin menacés ?

D'après les États-Unis, le projet de bouclier antimissile ne remet pas en cause la dissuasion nucléaire russe, et Moscou, tout aussi menacé par les « États voyous », a, selon eux, tort de se sentir visé. En revanche, Washington n'a pas entrepris, à ce jour, de rassurer Pékin. La capacité balistique chinoise est, certes, peu développée, mais Pékin s'inquiète d'une possible utilisation du bouclier antimissile pour sanctuariser l'île de Taïwan, afin de soustraire celle-ci à la menace militaire que la Chine continentale fait régulièrement peser sur elle. De plus, la Chine est considérée par les États-Unis comme un État qui contribue à la prolifération nucléaire, donc un État pourvoyeur d'« États voyous ». C'est évidemment sur le même terrain que la Chine et la Russie seraient susceptibles de réagir à un « cavalier seul » stratégique américain, Moscou en freinant les accords de désarmement en cours ou en préparation, Pékin en transférant des technologies sensibles vers des pays potentiellement « voyous ». Toutefois, s'il est un instrument visant à isoler la politique stratégique de Washington, le traité d'amitié et de coopération sino-russe ne va pas jusqu'à porter atteinte aux relations que ses signataires entendent ménager avec les États-Unis, chacun de leur côté.