Sartre, vingt ans après

En avril 1980, la une de Libération avait fait sensation. On voyait Sartre, le dos courbé, quitter la scène publique qui l'avait tout à la fois acclamé et conspué. Sous la photo, ces quelques lignes tirées des Mots. « Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de l'“élite” : jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un “talent” : ma seule affaire était de me sauver – rien dans les mains, rien dans les poches – par le travail et la foi. Du coup, ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage, je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. »

Vingt ans après, Sartre est revenu. Seulement le cœur n'y était plus. Il s'agissait plus de convoitise que de gourmandise. Visiblement il y avait un créneau Sartre à occuper. L'économie de marché justifiait dans l'esprit des commerciaux le produit culturel « Jean-Paul Sartre (1905-1980) ». Les éditeurs et les journalistes firent leur possible pour accompagner le mouvement. Qu'importe si, de par le monde, 300 études avaient déjà été publiées sur l'écrivain. Le but n'était pas de vendre du nouveau mais de l'actuel. Sartre devait donc pour quelques mois redevenir un sujet « tendance », c'est-à-dire un bruit de fond capable d'occuper les pages culturelles et les espaces réservés aux débats dans les journaux et les magazines.

Œuvres principales

1936 l'Imagination

1937 la Nausée

1939 le Mur

1943 les Mouches

1943 l'Être et le Néant

1944 Huis clos

1945-1949 les Chemins de la liberté

1946 la Putain respectueuse

1946 Morts sans sépulture

1946 Réflexions sur la question juive

1947 Qu'est-ce que la littérature ?

1948 les Mains sales

1951 le Diable et le Bon Dieu

1952 Saint Genet, comédien et martyr

1953 Kean

1959 les Séquestrés d'Altona

1971 l'Idiot de la famille

Un sujet « tendance »

En fait, c'est moins le sujet qui semblait épuisé en cette année 2000 que les idées sur le sujet, voire les auteurs, essayistes d'un jour ou polygraphes médiatiques qui se sont succédé à la barre du tribunal Sartre. Car procès il y a eu. En réhabilitation (Bernard-Henri Lévy) ou en réévaluation (Denis Bertholet). Chacun crut bon de dire ce qu'il devait à Sartre, sur le plan philosophique, littéraire, politique, gastronomique ou sexuel, ou ce qu'il lui reprochait dans les mêmes domaines. Pour quelques-uns, on avait la sensation que c'était même Sartre qui leur devait quelque chose... Bref, d'une manière générale et malgré quelques tentatives critiques, ce fut un plaidoyer « Pour Sartre » comme titrait le Magazine littéraire dans son numéro de février 2000 : « Deleuze disait de Sartre : mon maître, écrivait Jean-Jacques Brochier dans son éditorial. Nous pouvons, sans risquer de nous tromper, dire la même chose. »

Cette façon de dire combien Sartre fut important permettait également aux intellectuels de légitimer leur utilité. En défendant Sartre, ils se défendaient eux-mêmes. Cela se comprend. Pendant ces deux décennies, des années 1950 aux années 1970, il fut le modèle type de l'intellectuel français, de l'écrivain engagé, le Zola de l'après-guerre jamais en reste d'un « j'accuse ». Certains s'en agacèrent, d'autres s'en félicitèrent en tentant d'imiter le cher disparu. On vit donc quelques éditorialistes dégainer plus vite que leur pensée. Toutes ces plumes affairées devaient avoir comme viatique cette formule de Morts sans sépulture : « La honte ça passe quand la vie est longue. » Encore faut-il ne pas abuser de l'oubli.

Ce n'était pas la première fois que l'intelligentsia hexagonale faisait son pèlerinage vers la cathédrale de Sartre. Pourtant le bonhomme avait pris ses distances avec l'au-delà, en dépit d'une attitude confuse vers la fin de sa vie. Pas besoin de relire l'Être et le Néant pour cela. Deux phrases du Diable et le Bon Dieu suffisent : « L'absence, c'est Dieu. Dieu, c'est la solitude des hommes. » En parodiant la sentence, on pourrait dire que Sartre, c'est toujours l'omniprésence des penseurs français. On est pour ou contre. Jamais sans, comme l'expliquait Joël Roman dans le Dictionnaire des intellectuels français : « Figure controversée de l'intellectuel, davantage en raison du tour absolu qu'il donne à ses engagements successifs que de la teneur même de ceux-ci, Sartre servira de repoussoir à la génération qui le suivra. »

Après l'esthétique, la politique

Sur le plan philosophique, son œuvre avait été passée à la moulinette. Si la critique n'avait plus grand-chose à dire sur le sujet, les universitaires s'employèrent à autopsier les ouvrages. On assista ainsi au début des années 1980 à une réévaluation de l'œuvre de Jean-Paul Sartre. L'Idiot de la famille, gigantesque jeu de miroir inachevé entre Sartre et Flaubert, apparaissait comme un travail essentiel. En revanche, un roman comme les Chemins de la liberté, porté aux nues dans l'immédiat après-guerre, n'obtenait plus les faveurs des années fric. Sans doute mériterait-il une relecture plus attentive, dégagée de la gangue des a priori politiques, en se souvenant que son auteur fut un lecteur et un admirateur de Dos Passos.