Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

La Douma se met au service du Kremlin

Contre toute attente, les législatives du 19 décembre ont été marquées par l'émergence du bloc Unité, un nouveau venu sur la scène politique russe dont l'atout majeur tient dans le soutien que lui a apporté le Premier ministre Vladimir Poutine. Ce dernier, qui a vu sa popularité monter en flèche au fur et à mesure des succès militaires en Tchétchénie, paraît être le principal bénéficiaire de ce scrutin renforçant le Kremlin à six mois des présidentielles, dont il se présente désormais comme un candidat crédible. À moins que le Caucase ne le fasse choir de son piédestal...

Une bonne Douma « doit voter les lois et ne pas faire de la politique », déclarait Boris Eltsine en jetant son bulletin dans l'urne le 19 décembre. Nul doute que la chambre basse du Parlement, dont 107 millions d'électeurs russes étaient appelés à renouveler les 450 sièges, sera désormais mieux à même de répondre à cette conception plutôt étroite du pouvoir législatif formulée par un président habitué à gouverner par oukases. Le Parti communiste de Guennady Ziouganov, avec 24,5 % des suffrages, reste certes la première formation de la Douma, mais ses positions se trouvent fragilisées par la promotion soudaine d'Unité, une formation hâtivement mise sur pied quelques semaines avant le scrutin par le clan eltsinien, qui le talonne avec 23,8 % des voix. Privés par les urnes de leurs alliés de la nébuleuse national-communiste, qui les avaient assistés dans leur stratégie d'obstruction, les communistes ne pourront plus faire la loi dans la nouvelle assemblée qui bascule aujourd'hui à droite : recueillant 8,6 % des voix, la formation de l'éphémère Premier ministre Sergueï Kiryenko, l'Union des forces de droite, confirme cette tendance saluée avec son opportunisme habituel par le leader d'extrême droite Vladimir Jirinovski, dont le Parti libéral-démocrate se maintient dans la nouvelle Douma avec un score d'un peu plus de 6 %, juste devant le parti social-démocrate Iabloko de l'économiste libéral Grigori Iavlinski.

Une courroie de transmission

Si les communistes disposent d'environ 110 sièges, les centristes en auraient au moins 180, et verraient leurs bancs renforcés par les nombreux députés indépendants. Après bientôt une décennie de relations conflictuelles, parfois même belliqueuses, avec le Kremlin, la Douma va donc cesser de faire de la résistance pour se cantonner dans le rôle que lui assigne le président russe, celui de courroie de transmission ou de caisse de résonance du pouvoir exécutif. À six mois de la présidentielle, dont le scrutin législatif se présentait comme la répétition générale, les électeurs russes en ont fait une alliée précieuse du maître du Kremlin, alors même qu'il est au zénith de son impopularité. Un paradoxe dont le maître d'œuvre est Vladimir Poutine, principal bénéficiaire du succès électoral du bloc Unité, auquel il avait apporté son soutien. Depuis qu'Eltsine l'a sorti d'un quasi-anonymat pour le nommer Premier ministre en août, au moment où l'armée lançait une campagne de reconquête au Caucase, cet ancien responsable du FSB – l'ex-KGB – a vu sa popularité monter en flèche au fur et à mesure des succès remportés par les militaires en Tchétchénie. Taillé à sa mesure dans la perspective des législatives, le bloc Unité recueille évidemment dans les urnes les dividendes de cette popularité, qu'il a su exploiter tout au long d'une campagne sans scrupules relayée par des média acquis à la « famille » d'Eltsine.

Utilisant les moyens les plus vils contre ses rivaux attaqués souvent sur le terrain boueux d'une corruption où nombre de ses propres candidats se sont pourtants salis, le parti du Premier ministre a littéralement balayé le parti du tandem Primakov-Loujkov, « La Patrie-Toute la Russie » (OVR, centre gauche), grand perdant de ce scrutin, avec près de 12 % des voix, alors que les sondages le présentaient comme le principal rival du clan eltsinien.

Le dauphin de B. Eltsine

Considéré comme un successeur possible d'Eltsine, l'ancien Premier ministre Evgueny Primakov, décrit comme vieux et malade par la propagande du Kremlin, a été peut-être desservi par son alliance avec le maire de Moscou Iouri Loujkov, dont la popularité ne semble pas dépasser les limites de la capitale russe – où il était réélu triomphalement le même jour –, et plus encore avec les puissants gouverneurs de régions, dont les privilèges et abus de pouvoir exaspèrent les Russes. S'il manquait totalement d'assises politiques dans le pays, le bloc Unité, créé pour donner une base parlementaire au gouvernement et à Eltsine, a en revanche su convaincre les électeurs. Il est dirigé par un spécialiste, et en tout cas ministre, des situations d'urgence, Sergueï Choïgou qui présente la qualité plutôt rare de n'avoir jamais été éclaboussé par aucun scandale. Depuis ses visites dans les camps de réfugiés tchétchènes en Ingouchie, M. Choïgou donne une sorte de caution « humanitaire » à la guerre meurtrière que livre l'armée russe en Tchétchénie, alors que le co-dirigeant d'Unité, le lutteur Alexandre Karelin, triple médaillé olympique, incarne plutôt le visage de la force. Une force et une détermination qui séduisent aussi chez Poutine, s'exhibant volontiers aux commandes d'un avion de combat ou sur un tatami, où on le voyait terrasser une armée de judokas à la veille du scrutin. Le dynamisme et la forme physique excellente du chef du gouvernement (âgé de 47 ans) n'en rendent que plus saisissant le contraste avec un président grabataire, qui multiplie les séjours à l'hôpital et qui doit se faire aider par ses assistants pour frapper du poing sur la table lors des grandes réunions internationales. Mais l'indélicatesse de la comparaison ne devrait pas fâcher Eltsine, pourtant si prompt à évincer les Premiers ministres qui lui font de l'ombre. Il ne postule pas de 3e mandat et a déjà désigné Poutine comme son dauphin à qui il reviendra de sauver les meubles du Kremlin pendant les six mois cruciaux qui séparent de la présidentielle de juillet 2000.