Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

L'expédition d'Égypte, un bicentenaire à sens unique

En commémorant avec, souvent, talent et bonnes intentions la campagne d'Égypte commandée par le général Bonaparte il y a deux siècles, la France n'a pas fait l'unanimité auprès des Égyptiens. Chez ces derniers, en effet, l'irruption de la modernité occidentale s'est faite dans le fracas des canons et des fusils et en violant l'autonomie égyptienne. Les Égyptiens d'aujourd'hui n'ont cure de cette autocélébration de l'Occident. Ils préféreraient mettre en exergue la révolution opérée par Mehemet-Ali quelques décennies plus tard, patriotisme oblige. La contribution à la connaissance de la plus ancienne civilisation du monde que constitue la publication des volumes de la Description de l'Égypte ne saurait exonérer à elle seule l'agression française.

La glorification de la période prémusulmane est vécue également par les hommes de la rue comme une critique implicite de l'état dans lequel se trouve actuellement la société égyptienne. Surpeuplée, en butte aux problèmes du sous-développement, celle-ci assiste souvent d'un œil indifférent aux efforts et aux budgets déployés pour sortir des sables millénaires des morceaux d'une mémoire qu'elle ne reconnaît plus dans son quotidien.

L'Égypte, énigme culturelle et enjeu stratégique

Et pourtant, la plupart de sa gloire, elle la tient du passé, du passé originel de la civilisation humaine. Avant le crépuscule du xxe siècle, la passion pour l'art égyptien est très présente en Occident depuis le début de l'ère chrétienne. À travers la médiation italienne, romaine plus particulièrement, les arts décoratifs mettent en scène sphinx, pyramide et sculptures monumentales. Les cartouches de hiéroglyphes ornent les fonds d'assiette ou de plats. Après un long silence, au xviiie siècle, les découvertes opérées lors des premières fouilles archéologiques en Italie (chantier de la villa Hadrien, à Tivoli) ont pour effet de lancer l'égyptophilie en Italie, en France, en Angleterre et en Allemagne. De là, cette égyptophilie se transforme en égyptomanie. L'Égypte intrigue et fait figure de Mère de l'histoire.

À sa grande surprise, l'Égypte va se trouver plongée dans les rivalités européennes, plus particulièrement anglo-françaises, à la fin du xviiie siècle. Alors que depuis 1792, les Français et les Anglais se livrent un combat sans merci sur terre et sur mer, l'évolution des campagnes militaires au profit de la France sur le continent ainsi que les rapports de force dans la France révolutionnaire conduisent les dirigeants du Directoire à envisager une campagne militaire inédite dans l'histoire récente : la conquête de l'Orient afin de contrarier la domination anglaise sur le monde. Inédite quant à l'objectif. En effet, sous l'Ancien Régime, depuis François Ier, la politique diplomatique française s'appuyait avant tout dans cette région du monde sur les Ottomans pour renforcer la menace que ceux-ci faisaient planer sur la maison d'Autriche. Désormais, il faut aller défier l'Ottoman pour affaiblir l'Anglais. Le grand contournement est à l'ordre du jour.

Inédite est également la nature de la campagne. Elle sera militaire, donc guerrière, mais aussi fille des Lumières. Car les dizaines de milliers de soldats envoyés par-delà les mers sont accompagnés de plusieurs centaines de civils, artistes, astronomes, mathématiciens, biologistes, naturalistes, etc. En effet, Napoléon Bonaparte, général de son état, mais également fils de la Révolution, dans le droit-fil des Lumières, veut apporter la science et la modernité au monde. Il emmène avec lui Lagrange, Larrey, Arago, Vivant Denon, Geoffroy Saint-Hilaire. Au-delà de la conquête militaire, l'Orient est invité à emprunter la voie de la modernité et du progrès.

La conquête de l'Égypte

La campagne est organisée dans le plus grand secret pour éviter que la flotte anglaise, maîtresse de la Méditerranée, n'ait vent du projet. Aux premiers jours du printemps 1798, les flottilles sont rassemblées à Toulon, Gênes, Civitavecchia et Ajaccio. Le 19 mai, le corps expéditionnaire, qui se compose de 15 vaisseaux, 1 corvette, 12 frégates et plusieurs centaines d'unités de transport, embarque 38 000 soldats, 10 000 marins et civils. Après 22 jours de traversée, la flotte cerne l'île de Malte, et la capitale La Valette capitule au bout de quelques heures, le 11 juin. Le 28 juin, enfin, les équipages sont mis dans le secret : l'objectif est la conquête de l'Égypte, puis de l'Orient. Il s'agit d'un grand dessein, d'une aventure hors norme à laquelle l'élite de la République est invitée. Le 2 juillet, Alexandrie est prise malgré la double menace des troupes mamelouks, qui cherchent à rejeter les envahisseurs, et celles de la Royal Navy sous les ordres de l'amiral Horatio Nelson. La geste napoléonienne, mal engagée par une défaite face à la flotte anglaise, le 1er août 1798, à Aboukir-sur-Mer, se poursuivra jusqu'à la victoire de Bonaparte, sur terre cette fois, à Aboukir toujours, le 21 juillet 1799, qui lui assure la voie libre pour poursuivre son destin. Mais il pourrait en conclure que le succès est lié le plus souvent à sa présence et que, tout compte fait, il n'a pas le pied marin.