L'année littéraire 1997

Si la littérature offre, cette année comme les précédentes, une prolifération d'ouvrages où le récit l'emporte sur une forme plus romanesque, c'est que le monde lui-même est perçu comme un chaos opaque. Les réponses personnelles, privilégiant l'approche subjective, prennent le pas sur l'analyse rationnelle. Plus que jamais pourrait s'appliquer la référence shakespearienne dont Faulkner fit titre et matière : bruit et fureur.

Pouvoir des mots ? De ce bruit ambiant Nathalie Sarraute, doyenne des lettres françaises avec ses quatre-vingt-dix-sept ans, fait danse dans son Ouvrez : entre la parade des mots changés en personnages. Couronnement d'une œuvre appréhendant le monde comme un tohu-bohu de phrases qui à la fois enivrent et emprisonnent. Claude Simon (notre dernier prix Nobel de littérature) aligne des colonnes sur les pages de son Jardin des Plantes, rangées de mots-fleurs dont les diaprures, par le jeu des visions imprévues, font s'interpénétrer les angoisses rencontrées au cours d'une vie et les respirations plus enivrées. J.M.G. Le Clezio rechercherait plutôt « les mots de pouvoir » (la Fête chantée), empruntant les chemins du mythe dans une quête à demi onirique, à demi mystique des quelques paroles amérindiennes préservées, avant de se purifier dans les mirages du désert nu, au cours de son pèlerinage au Sahara (Gens de nuage).

Les liens brisés

Mais les mots s'obstinent aussi à dire la sensation que la trame du tissu social se délite. Souvent ce sont des écritures féminines, héritières sans le dire d'une tradition anglo-saxonne où la narratrice s'astreint à une notation des convulsions secrètes du monde conjugal ou familial. Dans cette perspective Claire Fourier, malgré la brutalité accrocheuse du titre : Je vais tuer mon mari, campe une femme analysant, non sans fiel, vingt ans d'incompréhension maritale. Grâce au recul de l'écrit, elle parvient à une sagesse fondée sur la résignation. Le champ d'observation s'élargit avec Sophie Tasma dont le Désolation et destruction (un titre double à la manière du célèbre Orgueil et préjugés de Jane Austen) dresse un constat sévère de nos égocentrismes. La forme brève de la nouvelle convient à Suzanne Lafont (Passions mineures) pour émouvoir par des plans quasi cinématographiques d'une précision cruelle. Plus vastes sont les ambitions de Linda Lê qui, dans les Trois Parques, marie burlesque, satire et émotion afin de camper ses trois sœurs aux liens rompus, comme tant d'autres, avec le pays d'origine, ici le Viêt Nam.

La blessure de l'éphémère

Cette rupture des liens affectifs s'inscrit parfois dans la tradition de la peinture des fugitives passions amoureuses. Michel Besnier les évoque avec nostalgie dans la Roseraie et place au cœur de l'intrigue un généalogiste des roses luttant symboliquement contre l'éphémère de la floraison. À l'amoureux des rosés répond le Maître des paons de Jean-Pierre Milovanoff, où, au-delà de l'amour impossible, s'impose la présence d'un personnage fasciné par les irisations des ocelles des paons. Ces romans vibrent d'une perte des certitudes de l'être qui, à la lisière de la folie, s'éprend de signes vaguement symboliques.

Ainsi revient-on à l'interrogation sur l'absence : Alain Spiess, dans ses nouvelles, au titre évocateur : Pourquoi, met en scène des disparitions d'être cher. Bernard Chambaz prend du recul avec sa propre expérience du deuil et, sous la forme d'une chronique romanesque, recrée la présence du fils disparu. Il emprunte son titre au panneau orné des dernières découpes de Matisse qui, à demi paralysé, s'efforçait encore de faire chanter les couleurs : la Tristesse du roi. La douleur d'une vie dépourvue de sens conduit plusieurs auteurs à prendre comme personnage central un homme âgé, tel le cinéaste désenchanté dans la Nostalgie des singes de Patrick Tudoret. Alain Bosquet met dans la bouche d'un septuagénaire un réquisitoire amer contre la société (Portrait d'un milliardaire malheureux). Chez Pascal Bruckner (les Voleurs de beauté), si la beauté est également éphémère, elle devient paradoxalement haïssable et ses héros la forcent à se faner plus vite par la réclusion des belles victimes qu'ils séquestrent.

Errance et immobilité

Le constat de l'éphémère de la vie ne constitue pas une nouveauté ! En y ajoutant le désespoir latent ne restent alors que l'errance ou l'enfermement. De la thématique du vagabondage (chère à la beat generation), certains encore font roman, l'ancrant parfois dans la réalité par l'entremise d'une menace empruntée à la fiction policière, comme chez Jean-Claude Pirotte qui titre Cavale. Il en fait prétexte à divagation littéraire tandis qu'il peuple la solitude de son héros de passantes et de copains de zinc. Christian Gailly (les Évadés) joue sur des pistes multiples, qui ne peuvent conduire qu'à la mort du fuyard, héros soudain tragique. Hervé Prudon reprend le chemin de l'aventure (la Femme du chercheur d'or), mais son héros « porte en bandoulière [son] enfance qui ressemble à un petit singe mort ». Quand l'appel de la mer réapparaît avec Coup de lame de Max Trillard, l'océan se referme sur l'enfer du thonier où le personnage principal baptisé « Démon » joue sadiquement avec le jeune étudiant, victime sacrificielle. L'errance, loin de représenter une initiation, saisie par le cauchemar se fige, et conduit à la dilution de l'être dans l'univers anonyme du Lieu dit de Raymond Bozier.

Ego et éros

Donner une primauté au « Je » conduit à ignorer les questions qui agitent notre monde. Cette année, l'ego triomphant se contente souvent de s'étourdir des vertiges de la chair, jusqu'à l'érotisme complaisant qui se délecte de jouer d'un vocabulaire cru, non sans afféteries involontairement comiques.