L'ébauche de révolution économique initiée au début des années 1990 est donc en train de transformer en profondeur ce pays longtemps isolé économiquement. L'assassinat, en 1991, de Rajiv Gandhi, héritier d'une dynastie politique (il était le petit-fils de Nehru et le fils d'Indira Gandhi), met fin au « règne » d'une famille qui a presque toujours dirigé l'Inde indépendante. Cette mort marque un tournant qui va avoir des répercussions sur le plan économique. C'est à ce moment que le pragmatisme des nouveaux dirigeants fait amorcer un tournant sans doute irréversible au géant de l'Asie du Sud. Dérégulation généralisée, baisse des barrières douanières, convertibilité partielle de la roupie, encouragement aux investissements étrangers : les séries de mesures prises par le ministre des Finances Man Mohan Singh, un brillant économiste de religion sikh, ouvrent des portes longtemps fermées ou simplement entrebâillées. Indiens et étrangers se prennent aujourd'hui à rêver au « marché du siècle », ce marché de centaines de millions de consommateurs que laisse espérer la montée en puissance d'une classe moyenne estimée à 200 millions de personnes.

Tensions entre communautés

La remise en cause du modèle nehruvien n'a pas eu que des implications économiques. L'idéal d'une Inde unie autour d'une nation pluriethnique et multiconfessionnelle a été sérieusement battu en brèche ces dernières années.

L'inexorable émergence des partis de la mouvance nationaliste et/ou extrémiste hindoue a provoqué de nombreux et sanglants heurts entre les communautés hindoue et musulmane, culminant, en 1992, avec la destruction d'une mosquée par une foule de fanatiques et provoquant ultérieurement des milliers de morts dans de nombreuses villes. Le parti des nationalistes, le Bharatiya Janata Party (BJP, parti du Peuple indien), est même devenu, à l'issue des élections de 1991, la plus grande formation parlementaire de l'Assemblée nationale – avant de faire une rapide incursion au pouvoir au lendemain du scrutin de 1996, quand le BJP a remporté, sans pourtant dégager une majorité suffisante, les dernières élections législatives.

En dépit de la coalition de centre gauche et de communistes qui est aujourd'hui au pouvoir, l'implication de l'émergence d'un tel mouvement a des conséquences importantes sur l'évolution de la plus grande démocratie du monde. Si l'élite indienne et de nombreuses forces politiques restent résolument attachées au principe de laïcité, les succès électoraux des nationalistes font redouter à certains que l'Inde de la tolérance ne laisse place à une « Inde aux hindous », mot d'ordre des nationalistes. Au grand dam des 120 millions de musulmans et de tous ceux qui croient encore aux idéaux énoncés il y a plus d'un demi-siècle par un certain Mahatma Gandhi qui prêcha, au péril de sa vie, l'harmonie entre communautés...

L'Inde aux hindous...

Depuis le milieu des années 1980, le nationalisme hindou est devenu un mouvement politique et social qui a bouleversé les règles du jeu politique indien. En fait, dès les années 1920, une organisation hindoue, le « Corps national des volontaires » (RSS), qui reste aujourd'hui la formation « mère » des groupes hindous ultranationalistes ou extrémistes, s'oppose au colonisateur britannique tout en refusant de s'allier au Congrès de Nehru et de Gandhi. Ses objectifs : imposer l'ordre hindou, refuser le caractère pluriconfessionnel d'un pays où cohabitent également musulmans et chrétiens, s'opposer à cet islam dont les zélateurs ont dirigé le pays pendant des siècles, en détruisant les temples hindous et menaçant la culture originelle de l'Hindoustan. Les musulmans et les autres minorités, s'ils veulent trouver leur place dans l'Inde indépendante, devront se plier aux lois, aux désirs de la majorité hindoue (85 % des Indiens). C'est ce que veulent toujours aujourd'hui les parlementaires et militants du parti hindou BJP, qui a fait un bref passage au pouvoir en 1996.

Le système politique indien

Les 950 millions d'habitants de la fédération indienne jouissent d'un système démocratique copié sur le modèle du parlementarisme anglo-saxon : les élections législatives permettent au parti qui a recueilli le plus grand nombre de voix de nommer pour cinq ans un gouvernement et un Premier ministre. Le président de la République, élu par un Congrès réunissant la chambre haute et la chambre basse ainsi que par les parlementaires des Parlements régionaux, n'a que des fonctions honorifiques, sauf en cas de crise politique où il peut dissoudre les chambres et appeler à de nouvelles élections. Le parti du Congrès, la formation des Nehru-Gandhi, a presque tout le temps dirigé le pays, à l'exception de deux parenthèses où l'opposition réussit à s'imposer. Ce fut le cas en 1996, quand une coalition de différents partis de centre gauche et de communistes infligea sa plus grande défaite au Congrès tout en parvenant à faire barrage aux nationalistes hindous du parti BJP. L'Inde est donc entrée aujourd'hui dans l'ère des coalitions, aucune des grandes formations politiques n'étant pour l'instant capable de dégager à elle seule des majorités parlementaires suffisantes. Résultat : les partis régionaux prennent de plus en plus de pouvoir et le « centre », New Delhi, apparaît de plus en plus affaibli.

Bruno Philip, journaliste au Monde