Littératures

Des esprits chagrins voient les nuées menaçantes persister et l'avenir du livre compromis, d'autres découvrent de belles éclaircies et l'annonce d'un ciel plus bleu. La raison première des craintes comme des espoirs est la même : l'abondance et la diversité des publications. En ces temps de « performances », encore une fois, des records sont battus : 296 romans (dont 74 premiers romans) pour la rentrée 1996, contre 217 en 1995, et un nombre également croissant de traductions (193 romans étrangers, contre 171 en 1995). Ce foisonnement, que l'on peut estimer un signe de bonne santé, suggère aussi une surproduction voilant l'impossibilité de prévoir une demande qui cependant, contrairement aux prévisions pessimistes, n'est pas en recul. En revanche, la singularité de l'œuvre détermine des réponses singulières, sans qu'il y ait de véritables phénomènes de mode ou des tendances affirmées. Et comment se retrouver dans cette forêt vierge, sans jamais rencontrer de pistes tracées, content de s'arrêter devant telle ou telle floraison, s'extasiant alors sur la vitalité de la création tout en s'interrogeant sur la survie de ces œuvres menacées par la prolifération ?

La littérature française

Où sont les parcs à la française quand les écrivains, dans l'ensemble, ne reconnaissent plus ni maîtres ni écoles ? Disparus dans le passé, les bouleversements surréalistes ou le « nouveau roman », comme si Mai 68, par ailleurs effacé (sauf dans l'Organisation de Jean Rolin, relatant non sans dérision la vie des militants gauchistes en 1968), n'avait légué qu'un slogan déformé : « interdit d'étiqueter » ou de « théoriser » !

Égotropisme

Chaque auteur part de lui-même, avec pour bagage sa propre affectivité, décrivant sa rencontre avec un monde le plus souvent limité s'il est contemporain, ne consentant à élargir le champ que lorsqu'il s'agit de recréer une époque disparue ; jouent alors les diaprés de la mémoire. Dans tous les cas, l'univers extérieur recèle une menace ; certains critiques en déduisent la présence d'une inquiétude millénariste, oubliant que siècles et millénaires ne sont qu'invention humaine. Plus important serait sans doute le rôle de l'angoisse suscitée par les bouleversements du siècle, aiguisée par l'avalanche des informations à la fois terribles et fragmentaires, contribuant à l'image d'un univers condamné au désordre, excluant jusqu'à la possibilité d'un idéal jugé sans cesse plus utopique.

Éclairée par le soleil du moi, l'œuvre puise en son rayonnement la seule connaissance possible, qui est d'ordre sensible, et qui s'oppose au discours ordonné des sciences humaines. Ainsi disparaissent les références à la psychanalyse, ou à la sociologie, ou à tout « logos » porteur de principes, tandis que les allusions à d'autres arts se multiplient.

Si bien que la littérature française d'aujourd'hui ne se reconnaît plus de porte-parole mais fait s'élever un concert souvent discordant de voix qui, renonçant à l'élaboration théorique (à de rares exceptions près), se consacrent au dit à la fois fragmentaire et éphémère d'un « je ». Ce triomphe de l'individualisme est gage de liberté, mais l'influence du roman français à l'étranger y perd, comme en témoigne une diminution constante des traductions, en particulier dans les pays anglo-saxons.

Déguisements du moi

L'auteur met un masque où s'inscrivent ses craintes et ses désirs, et rêve à un itinéraire possible, conscient que le monde le manipule. C'est aussi une façon de rendre la réalité – cet environnement impitoyable auquel se blesse la sensibilité – supportable... Si d'un livre à l'autre diffèrent les chemins empruntés, les fins sont le plus souvent un constat d'échec, interrogation ou acceptation provisoire de l'intolérable. Le narrateur de Christian Bobin, dans La plus que vive, fait cependant exception : la célébration lyrique et répétitive de l'aimée défunte s'organise en quatre étapes que résument quatre mots : « manque, faille, déchirure, joie... », car nous avons affaire à la recherche d'une plénitude spirituelle. Gilles Leroy (les Maîtres du monde) ne propose aucune quête rédemptrice pour le narrateur David, que sa laideur, opposée à la beauté de l'élu Lucas qui se détourne de lui, fascine. La laideur est comme une éclipse de l'être nimbée de la couronne flamboyante de la lumière du mal. Si le monde de Christian Bobin est quasi intemporel, celui de Gilles Leroy est d'aujourd'hui : Lucas devient chanteur de rock, et abîme sa beauté dans les stupeurs de la drogue.