La crise sans fin de la « vache folle »

Le 20 mars 1996, le gouvernement britannique annonça, devant la Chambre des communes, non sans solennité et sans ménagement pour l'opinion publique, que l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) ou maladie dite « de la vache folle » pourrait avoir été, selon toute vraisemblance, transmise de la vache à l'homme par voie alimentaire. Il s'agit d'une nouvelle affection infectieuse et neurodégénérative. En effet, en 1994 et 1995, une dizaine de personnes mourait, au Royaume-Uni, d'une forme inhabituelle de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ). Cette variante de la MCJ diffère de l'ESB par la jeunesse des victimes (moins de quarante ans contre soixante-cinq ans pour la forme de MCJ la plus courante), par son évolution rapide et par l'aspect des lésions du cerveau observées au microscope, qui ressemble à une structure spongieuse (spongiose).

Pour bien souligner la gravité de cette affaire, le gouvernement britannique a ajouté qu'il était « prêt » à abattre la totalité du cheptel bovin du pays, soit plus de 11 millions de bêtes, si du moins c'était l'avis des scientifiques.

Cette annonce du gouvernement britannique a déclenché immédiatement un vent de panique chez les consommateurs et chez les producteurs européens. Quant aux gouvernements des pays de l'Europe des Quinze, ils ont été désarçonnés par l'ampleur du sinistre, à la différence des scientifiques : en effet, quelques-uns d'entre eux avaient essayé d'attirer l'attention des responsables de la santé publique sur la nouveauté et la gravité de cette affection, en s'interrogeant, dès 1987-1988, sur la validité de l'hypothèse de la transmission à l'homme.

Le premier cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob fut décrit en 1920 par Creutzfeldt, et, l'année suivante, Jakob en rapporta 4 cas sporadiques. On estime aujourd'hui l'incidence globale de la maladie à environ 0,5 à 1 cas par million d'habitants et par an, un peu plus dans les zones urbaines. La distribution mondiale semble ubiquitaire et la fréquence, stable.

Richard Lacey, biologiste anglais de l'université de Leeds réclamait déjà en 1988-1989 l'abattage de 6 millions de vaches. Il n'a cessé de tenir des propos alarmistes ; à ce sujet, il a affirmé que les victimes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob se chiffreront au siècle prochain entre 5 000 et 50 000 par an.

La tremblante naturelle du mouton (ou scrapie) sévit en Europe depuis au moins 1732. Au xixe siècle, elle a envahi l'Australie. Elle affecte aujourd'hui les cinq continents. En 1990, une enquête épidémiologique faite au Royaume-Uni avait évalué à 30 % le taux de brebis infectées.

Inquiétude des consommateurs

Au lendemain des déclarations du Premier ministre britannique, les consommateurs ont pris conscience du danger qu'ils couraient en mangeant de la viande de bœuf. Ils ont ensuite découvert qu'ils étaient très mal informés sur la qualité d'un produit alimentaire comme la viande, au moment même où ils se montrent de plus en plus exigeants ; ils ont pris conscience qu'ils ignoraient vraiment ce qu'ils mangeaient habituellement. Cette crise leur a révélé qu'on leur fournissait, contrairement à ce qu'ils imaginaient, non pas un aliment naturel mais un agroaliment, c'est-à-dire un produit fabriqué industriellement sur une grande échelle, avec des matières recyclées comme les farines animales obtenues à partir d'animaux malades.

Alors que la déclaration du gouvernement avait pour but de rassurer les populations et de défendre les éleveurs, on observa une chute de la consommation de viande de bœuf de l'ordre de 40 % dans divers pays européens et le risque de voir 15 000 personnes perdre leur emploi.

Pour l'industrie française de la viande (50 milliards de francs de chiffre d'affaires et quelque 50 000 emplois), la crise de la « vache folle » a été vécue comme un sinistre difficile à combattre, d'autant que ce secteur fait face au déclin structurel de la consommation de bœuf (moins 18 % en dix ans en France). Un mois après l'annonce du 20 mars 1996, la perte du chiffre de chiffres d'affaires subie par la filière a été estimée à 15 % en moyenne. Les exportations ont aussi fortement chuté, de l'ordre de 50 % en Europe, où la France exporte surtout de jeunes bovins, et d'environ 80 % sur les pays tiers.

Dès 1992, le gouvernement français avait fait retirer du marché tous les médicaments à base de tissus bovins : on n'excluait pas le risque de transmission de la maladie de la « vache folle ».

Expertises scientifiques

Avant l'annonce de mars 1996, seuls quelques chercheurs isolés (comme Richard Lacey, de l'université de Leeds), avaient pris l'initiative – autant par curiosité que par un pressentiment de la gravité de la maladie – d'étudier les quelques cas rares reconnus et de formuler l'hypothèse d'une transmission éventuelle de la maladie à l'homme. Mais, faute de bases théoriques pertinentes, de moyens d'observation et de diagnostics efficaces, ainsi que de crédits de recherche, la crédibilité de ces premiers résultats ne fut pas jugée suffisante pour décider le gouvernement britannique à agir. Il fallut attendre que le nombre des cas détectés augmente de façon sensible pour qu'il commence à s'inquiéter et à édicter quelques mesures d'ordre sanitaire et économique, en 1988-1990, afin d'éviter la panique des consommateurs et une chute des prix préjudiciable aux intérêts des éleveurs.