Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Corruption : l'année de tous les scandales

1994 aurait pu être l'année Bernard Tapie : depuis la signature, le 13 mars, de l'accord par lequel le Crédit Lyonnais lui accordait cinq ans pour rembourser ses dettes jusqu'à la mise en liquidation judiciaire, le 14 décembre, de ses biens personnels, liquidation qui le rend inéligible pour cinq ans. Entre ces deux dates, l'enfant terrible de la banlieue parisienne était parvenu à rassembler sur son nom 12 % des suffrages exprimés lors des élections européennes du 12 juin, résultat qui lui permettait d'espérer jouer un rôle clef dans les élections présidentielles du printemps 1995. Cependant, en mélangeant les genres, les notables traditionnels de la politique et de l'économie, à leur corps défendant, lui ont volé la vedette et l'ont réduit au rôle de simple comparse dans cette tragi-comédie dont le scénario, largement rédigé par des juges d'instruction, ébranle les fondements de la Ve République.

Les juges

Saisis par la liberté de mettre en examen, comme l'était monsieur Le Trouhadec par la débauche, ces magistrats sont généralement issus de l'École nationale de la magistrature, où ils ont subi l'influence du plus célèbre d'entre eux, le conseiller à la cour d'appel de Rennes, Renaud Van Ruymbeke. Stimulé sans doute par l'opération italienne Mani pulite (« Mains propres »), ce magistrat n'hésite pas à faire de la lutte contre la corruption le centre de son action judiciaire. Passant aux actes, il la coordonne de fait au plan national, ses jeunes collègues – Philippe Courroye à Lyon, Thierry Rolland à Toulon, Jean-Marie d'Huy à Évry, Éric Halphen à Créteil – appliquant avec une détermination sans faille sa démarche prudente et méthodique, qui lui permet, à l'abri de la procédure, de faire progresser ses enquêtes inexorablement jusqu'à la mise en cause des principaux responsables des partis politiques et des P-DG des grandes entreprises, bénéficiaires ou agents d'une corruption qui n'épargne aucun pays européen, comme ont pu le constater, les 14 et 15 juin, les 32 ministres de la Justice réunis à Malte sur ce thème, sous les auspices du Conseil de l'Europe. Un fléau qui entraînerait pour les citoyens un surcoût à l'achat des biens et des services de « 10 à 15 % », selon le secrétaire de cette institution, Peter Leuprecht.

En fait, les affaires que les juges font sortir de leurs dossiers comme par magie ont souvent un long passé. Mais si elles surgissent brusquement à la surface en 1994, c'est parce que ces magistrats ont été libérés de toute crainte à l'égard des plus hautes autorités de l'État, par l'affaiblissement de ce dernier et par l'audience considérable que les médias donnent à leur action, comme le constate l'ancien directeur de l'ENM, Hubert Dalle, dans un interview à Libération, en date du 15 juin.

Les racines du mal

Cette brusque efflorescence de la corruption ne s'explique pas seulement par l'appât du gain ou par l'affaiblissement de la morale que les âmes vertueuses ne cessent de déplorer depuis des siècles. Elle a, en France, des racines bien spécifiques : l'insuffisance de l'autofinancement des partis politiques, conséquence de la faiblesse de leurs effectifs cotisants ; la multiplication et la médiatisation des campagnes électorales dont le coût se révèle toujours supérieur au montant cumulé de l'aide publique (580 millions de francs en 1993) et des dons consentis par les personnes physiques et, plus encore, par les personnes morales, dont la liste a été publiée au Journal officiel du 19/11/94 et dont les principales appartiennent à quatre groupes du bâtiment et des travaux publics : la Générale des eaux, la Lyonnaise des eaux-Dumez, Bouygues et Eiffage (Fougerolle, SAE) ; le rôle des notables locaux et particulièrement celui des maires, souvent adeptes du cumul des mandats, en matière d'attribution des marchés publics (gestion des eaux, enlèvement des ordures ménagères, travaux de génie civil, etc.) ; les lois de décentralisation, qui ont créé de nouveaux niveaux de décision (la Région), multiplié le nombre de décideurs (exécutifs régionaux, commissions d'urbanisme commercial), élargi les pouvoirs des magistrats municipaux en matière d'urbanisme en leur concédant le pouvoir, riche en effets pervers, d'établir et de modifier les POS (Plans d'occupation des sols) et les COS (Coefficients d'occupation des sols) ; la croissance aussi d'une fiscalité incitant les décideurs et les institutions à recourir à de nombreuses pratiques illicites (dessous-de-table, fausses factures, double comptabilité) avec l'aide de bureaux d'études et de discrètes sociétés « offshore » dont le siège est établi dans un paradis fiscal proche (Suisse, Liechtenstein, Luxembourg, Monaco, Gibraltar) ou lointain (îles Caïmans, Bermudes, Bahamas, Turks, Caïcos, Panamá, Hongkong).

Les affaires

En s'engageant dès mars 1993 à « ne jamais interrompre le cours de la justice » et en respectant sa parole, le garde des Sceaux, Pierre Méhaignerie, rend possible le redémarrage de nombreuses instructions. Celui-ci est d'ailleurs puissamment accéléré par le meurtre, le 25 février, du député UDF-PR d'Hyères, Yann Piat, par des petits délinquants sans envergure, agissant sans doute pour le compte d'un commanditaire resté inconnu. Il n'en faut pas plus pour relancer l'action publique contre les responsables réels ou supposés de la corruption : les hommes politiques, dont plus de cinquante ont été ou sont l'objet depuis d'une mise en cause ou d'une sanction pénale ; les hommes d'affaires aussi, contre lesquels sont ouvertes plus d'une centaine d'enquêtes pénales.