Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Ordre américain, désordre européen

L'année 1992 devait être celle de l'approfondissement et de l'élargissement de l'Europe. Approfondissement avec l'achèvement du marché unique et la suppression des frontières entre les douze États membres de la Communauté européenne. Élargissement avec les nouvelles demandes d'adhésion et la signature du traité entre la CEE et l'AELE, qui constitue l'Espace économique européen (l'EEE).

Avec l'adoption du traité de Maastricht en novembre 1991 et sa signature en février 1992, les Douze ont franchi une étape décisive dans le processus d'intégration. La Communauté économique devient l'Union européenne et elle est symbolisée par un cadre institutionnel complexe et par l'objectif d'une monnaie européenne unique.

Pourtant, c'est un paysage plus confus que l'Europe compose en cette fin d'année.

Les Danois rejettent le projet de Maastricht, les Français l'approuvent timidement et les Britanniques hésitent. De leur côté, les Suisses risquent de renoncer à leur candidature à la Communauté, de renoncer même à l'EEE. Ainsi, les dirigeants européens sont prévenus : ils ne feront pas l'Europe sans leurs sociétés civiles. Mais s'agit-il d'un rejet de l'approfondissement de la construction européenne, ou d'une demande d'explication des objectifs et des enjeux ?

Le défi de cette « pédagogie européenne » s'était déjà trouvé résumé dans une phrase de Jean Monnet, auteur visionnaire du projet européen : « Faire l'Europe, c'est faire la paix. » Et c'est sans doute tout le sens qu'il faut donner à la décision des Douze de se lancer dans une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) par le traité de l'Union européenne.

L'après-Yalta

Mais alors, comment expliquer le désarroi et l'impuissance des Européens face à la crise yougoslave ? La guerre qui éclate en Bosnie-Herzégovine, au moment même où les Douze reconnaissent l'indépendance de cette ancienne République yougoslave, souligne à la fois l'obsolescence et la timidité des réponses de la CE.

Aux portes de la Communauté, cette nouvelle guerre exprime les divisions de l'Europe et le poids de son histoire. Dans le Caucase et dans les Balkans, en Moldavie, en Tchécoslovaquie comme en Belgique, jamais les frontières tracées par les grandes puissances à Vienne, à Versailles ou à Yalta n'auront été aussi contestées.

À l'ouest du continent, elle s'efface peu à peu pour créer une citoyenneté européenne. À l'Est, chaque minorité, chaque communauté, chaque groupe linguistique semble vouloir revendiquer son propre État. Nationalités contre nationalismes, l'ordre européen né des deux guerres mondiales s'effondre sans que les Douze soient prêts à s'accorder sur les contours de la nouvelle Europe et donc sur ceux de sa sécurité.

Celle-ci ne commence apparemment pas en Bosnie-Herzégovine, où les Européens refusent d'envoyer leurs soldats « mourir pour Sarajevo ». Empêtrés dans leur désaccord et leur indécision, les Européens ne peuvent pas davantage se tourner vers l'Otan, organisation toujours placée sous commandement américain depuis 1949. Or, l'Europe orientale ne paraît pas entrer dans les intérêts de sécurité américains, et de toute façon, les Européens, et en particulier la France, ne souhaitent pas voir les Américains intervenir au cœur même de l'Europe ; plus encore, cette intervention aurait souligné la faiblesse politique des Douze.

Humanitaire

La guerre en Bosnie a pris de vitesse les Douze de quelques années. La PESC et la guerre en Bosnie étaient inscrites dans des échelles de temps différentes. Ainsi, pour pallier leur immobilisme et leur indécision, les gouvernements se sont concentrés sur l'aide humanitaire qu'ils ont intégrée à l'excès dans leur politique étrangère.

En Bosnie comme en Somalie, l'aide humanitaire aura été un « acteur » de premier plan pendant cette année 1992. Là où elle n'avait été qu'une intervention d'urgence pour parer un vide logistique, médical, sanitaire, voire juridique, elle est devenue un objectif, un critère et un enjeu.

Un objectif : les Européens comme les Nations unies interviennent à Sarajevo parce que l'aide ne parvient pas aux populations civiles.