Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Marché de l'art : statu quo ou résignation ?

L'année 1991 avait été calamiteuse pour le marché de l'art. Qu'on se rassure, 1992 n'a pas été meilleure, mais pas pire non plus. Et puis, on commence à s'habituer, à admettre la situation nouvelle, les nouvelles cotes, et à « faire avec ». Surtout quand on ne peut pas faire autrement !

Ventes forcées

La baisse du dollar, jusqu'à l'automne, la crise monétaire européenne en octobre, avec la dévaluation de la livre, de la lire, de la peseta (trois pays traditionnellement très acheteurs), n'ont guère contribué à doper le marché. Les acheteurs téméraires d'hier sont d'ailleurs les seuls à se plaindre ; les acheteurs d'aujourd'hui, eux, jadis mis hors course par les prix spéculatifs de 1988-1990, sont, au contraire, ravis de l'aubaine : de l'aveu de tous les professionnels, experts, galeristes, commissaires-priseurs, on est revenu aux prix de 1987. C'est cela, la nouvelle norme. Et les détenteurs de tableaux, marchands, collectionneurs, héritiers qui, l'an dernier encore, préféraient s'abstenir, ont fini par se résigner aux prix du marché. Un directeur de galerie ne peut immobiliser indéfiniment (et à grands frais) un capital qui dort et se dévalue : mieux vaut vendre à perte et investir ailleurs. Raisonnement valable aussi pour les investisseurs qui ont acheté de l'art comme valeur de placement, ou plutôt de profit rapide. Surtout quand ils n'ont pas pu régler leurs achats, ou ont dû s'endetter pour le faire : marchands et collectionneurs avaient alors largement profité des libéralités un peu inconscientes des banques, désormais beaucoup moins généreuses. Et désireuses de récupérer leurs billes au plus vite !

D'où la multiplication des ventes de nantissement, sur réalisations de gage, par autorité du tribunal... et autres ventes forcées où le « vendeur » malgré lui n'a pas son mot à dire, pas de condition à poser. Certaines de ces ventes concernent des marchands célèbres. La plus spectaculaire du genre fut, en novembre, la dispersion des 55 tableaux modernes d'Alain Lesieutre, à Drouot-Montaigne. À des prix parfois inférieurs de 60 à 70 % à ceux payés récemment. On a vu, entre autres, une grande toile de Dubuffet, acquise 23 millions en 1990, partir cette fois pour 6 millions !

Lesieutre n'est pas seul à avoir des problèmes financiers. L'acteur Alain Delon qui, en mars 1990, avait acquis, conjointement avec Francis Bouygues, la Belle Epicière de Modigliani pour 66,13 millions de francs, doit encore 20 millions à l'étude Loudmer. Ou plutôt à la SPA, bénéficiaire de la vente Bourdon. Une ardoise encore plus salée attend, chez Me Tajan, l'entrepreneur japonais Narita qui n'a, lui non plus, jamais payé le Repos dans la solitude ni l'Étang aux têtards, deux vases de Galle qu'il s'est offerts en novembre 1990 pour 7,6 et 4,2 millions, plus quelques autres babioles du même genre, pour un total de 25 millions. Affaires à suivre.

Légère embellie

D'ailleurs, depuis le mois de novembre, quelques signes encourageants apparaissent çà et là, qui peuvent faire espérer une légère embellie. À New York, notamment, où deux beaux Matisse se sont adjugés respectivement 11 millions et 14,5 millions de dollars (soit 59,5 et 78,2 millions de francs), grâce peut-être à la grande exposition Matisse qui se tenait à cette époque au MFT. Mais des Monet, Degas, etc., ont, eux aussi, bien tenu l'enchère. À côté, néanmoins, d'une forte proportion de « ravalos » et de vendus « en dessous du prix ». À Paris, le meilleur prix de l'année est celui du Jardin à Auvers de Van Gogh, adjugé 57,7 millions (frais compris) au banquier Jean-Marc Vernes.

Preuve qu'il y a toujours des acheteurs et de l'argent prêt à sortir pour les plus beaux tableaux. Mais pas forcément pour les plus grandes signatures. À Drouot, fin novembre, la mise en vente de quinze Géricault, moitié dessins, moitié peintures, s'est soldée par un fiasco quasi total. Leur provenance était pourtant des plus recommandables, et leur authenticité incontestée, mais il s'agissait de portraits, de qualité inégale, et toujours difficiles à vendre. Les sept Cézanne présentés à Londres n'ont pas connu les mêmes déboires : un seul pourtant, l'Homme à la pipe, a dépassé, à 28 millions de francs, son estimation, les autres se sont vendus au ras, ou en dessous. Et s'il n'y avait que les tableaux ! Mais les meubles aussi. Certes, on n'a pas assisté, sur les commodes de Boulle et les salons Louis XV, aux mêmes spectaculaires culbutes en arrière, car la spéculation ne sévit guère en ce domaine. Mais les prix reculent quand même. Les acheteurs manquent de fonds eux aussi, ou de désir. Du coup, les antiquaires, voyant leur activité se ralentir et leur stock gonfler, n'achètent plus non plus, ou alors seulement l'exceptionnel. Et les ventes de mobilier xviiie siècle, même de grande qualité, de New York, Monaco, ou Paris, se font à 40 ou 50 % de non-vendus ! Le phénomène est encore plus visible dans les déballages professionnels de puces, ferrailles, brocantes. Finis les petits matins blêmes, où, dans la cohue d'un marchandage rondement mené, il fallait acheter plus vite que son ombre, à la lampe électrique. Désormais, on prend son temps (quand on vient), on réfléchit et souvent, malgré les prix bas, on s'abstient. Même chose avec le grand public BCBG des salons : on ne s'y bouscule pas et les prix baissent tout seuls, jusqu'à 50 % parfois, sans qu'on ait même ouvert la bouche ! Quant aux bulletins de victoire généreusement propagés par les organisateurs, ils ne reflètent que leur profonde inquiétude.

Abstinence et coups de cœur

Si l'on n'aime plus le xviiie siècle, on ne se précipite pas pour autant sur l'Art déco. Nulle reprise sur les meubles de Ruhlmann et les laques de Dunand : les rares qui se présentent aux enchères sont généralement ravalés.