France : la vertu mal récompensée

À l'automne 1992, compte tenu des informations recueillies sur l'évolution des deux premiers trimestres, il semble à peu près acquis que le produit national se situera pour l'année au voisinage de 1,8 % au-dessus de celui de 1991. Soit une croissance nettement inférieure à la reprise qui avait été espérée un an plus tôt, comme au taux moyen d'expansion de 2,3 % enregistré en moyenne au cours de la période 1973-1991. Ce résultat nous situera néanmoins en tête des grands pays européens, derrière le Portugal et l'Irlande. Il nous place au 6e rang des pays industrialisés, juste derrière le Japon, si l'on tient aussi compte des résultats obtenus en matière de niveau général des prix et des comptes extérieurs. Mais cette petite croissance équilibrée reste impuissante à enrayer la montée du chômage. Elle se déroule pour cette évidente raison dans un climat de morosité et d'incertitude de plus en plus défavorable à l'investissement.

Les faits et l'idée qu'on en a

Une conjoncture aussi molle s'explique à la fois par des faits objectifs – un héritage des excès passés difficile à apurer – et par l'opinion que les agents économiques se font de la conjoncture en général, de leur propre situation en particulier. L'évolution des opinions est à considérer avec d'autant plus de sérieux que ces opinions fondent les prévisions et inspirent les décisions de dépenses à venir. Les achats des consommateurs se sont ralentis et les investissements en logement ont décru. Du côté des entreprises, l'amélioration des marges bénéficiaires de 1991 leur a permis de renforcer leur épargne propre ; et le taux d'autofinancement qui rapporte cette épargne des entreprises à leurs investissements a augmenté pour atteindre environ 100 % : les firmes investissent de moins en moins chaque année depuis 1990 et préfèrent rembourser leurs dettes pour assainir leurs bilans, ce qui est une bonne chose pour l'avenir mais ralentit le rythme général de l'activité présente. Les perspectives d'exportation ne suffisent pas à compenser le recul de la demande intérieure et n'incitent pas les entreprises à accélérer leurs investissements. Nos exportations plafonnent à un niveau supérieur de 6 % pour les quatre derniers trimestres connus par rapport aux quatre trimestres précédents. Ce dernier résultat convenable a été obtenu grâce au fait que, jusqu'à septembre tout au moins, les prix des produits français ont moins augmenté en moyenne que ceux de nos concurrents. Mais nos ventes ne sont plus tirées par l'expansion allemande et par la demande du reste du monde. Et la crise monétaire du SME intervenue dans le courant du mois de septembre ainsi que la sous-évaluation du dollar (de l'ordre de 30 %) compromettent la compétitivité des prix de nos produits. Aussi peut-on difficilement compter sur le développement de nos ventes à l'étranger pour pallier les faiblesses de la demande intérieure.

L'État enfin voit sa marge de manœuvre réduite, en raison de la dégradation spontanée des finances publiques : la mauvaise conjoncture se répercute sur les recettes fiscales cependant qu'une part prépondérante des dépenses budgétaires progresse automatiquement sous l'empire des engagements pris dans le passé. Ainsi, l'exécution du budget a laissé un déficit de 93 milliards de francs en 1990, de 132 milliards en 1991. Le déficit officiellement prévu pour 1992 serait de 183 milliards. Le projet de loi de finances, établi comme à l'accoutumée sur la base de prévisions optimistes, mais cette fois singulièrement peu réalistes, de reprise économique (2,1 % en 1992, 2,6 % en 1993), semble limiter la progression officiellement admise de la part du déficit budgétaire à un modeste 2,2 % du PIB prévu pour 1993. Cette présentation minimise les effets d'une dérive qui rapproche progressivement notre pays de la limite fatidique de 3 % du PIB. On peut se demander si l'on ne se trouve pas ici en présence d'un effet pervers provoqué par l'affichage des indicateurs retenus pour baliser le cheminement de l'économie européenne vers la monnaie unique. L'endettement de l'État atteint 2 000 milliards de francs aujourd'hui. Il l'oblige à consacrer à son remboursement et au paiement des intérêts 13 % de ses dépenses totales. Il continuera de monter et de se rapprocher de cette autre limite fatidique d'après laquelle, pour accéder au régime de la monnaie unique, les pays candidats devront contenir leur dette publique en deçà de 60 % du PIB.

La vertu mal récompensée

En cet automne de 1992, la France éprouve le sentiment que sa vertu est bien mal récompensée. Certes, cette vertu est encore jeune et reste relative. Elle n'en est pas moins remarquable. Le franc, fort de six années de stabilité monétaire (à comparer avec les 45 années de bonne tenue du Mark), peut aussi se prévaloir du fait que son cours exprimé en Marks s'est maintenu depuis 1983. Et pourtant l'argent continue de coûter plus cher en France ; le différentiel du taux d'intérêt restait de l'ordre d'un point pour les emprunts publics à long terme comme pour les crédits courts jusqu'à la crise du SME de fin septembre. Et, qui plus est, après que les monnaies anglaise, italienne et espagnole ont été forcées de se retirer du SME et de dévaluer, le franc a subi des attaques et a dû être défendu. Certes, la Banque de France et la Bundesbank ont efficacement coopéré à la défense du franc en septembre/octobre mais à un coût élevé pour les réserves de change de la France et pour les entreprises ; en effet, les taux au jour le jour ont atteint 25/27 % à certains moments pour décourager la spéculation contre le franc, ce qui fragilise l'équilibre financier des entreprises.