Journal de l'année Édition 1992 1992Éd. 1992

Service public : les avatars de la crise

La crise actuelle du service public est à la fois structurelle, institutionnelle, culturelle, sociale et économique ; mais elle traduit également les difficultés que rencontre la société française pour évoluer dans une perspective européenne.

Dans le secteur public, le désarroi est profond. Sentiment de paupérisation, diminution de la valorisation sociale tirée du travail effectué, récurrence du discours antiétatique, accusations d'immobilisme, de paresse, voire d'incompétence, difficultés de plus en plus grandes à assumer cette fonction de repoussoir, extension à l'administration de la contestation des institutions : depuis la longue grève de l'automne 1989, qui avait été suivie par les fonctionnaires des impôts, la déprime s'est installée chez de nombreux agents de la fonction publique. Aujourd'hui, le malaise dépasse les revendications purement corporatistes des catégories les plus « remuantes » : infirmières, assistantes sociales, enseignants, personnels des transports publics, etc.

Des méthodes archaïques

L'accentuation du décalage entre le public et le privé est sans doute l'un des premiers facteurs explicatifs de la crise. Salaires, déroulement des carrières, mobilité, poids de la hiérarchie, rigidité des structures, résistance à l'innovation sont régulièrement dénoncés, moins par les syndicats que par les « coordinations » qui se multiplient, car les premiers ne semblent plus capables d'avancer des propositions qui tiennent réellement compte des aspirations des personnels qu'ils représentent. Position fonctionnelle et hiérarchique et salaires correspondent de moins en moins aux aspirations ou au niveau de compétence et de responsabilité des salariés, cela étant particulièrement vrai pour les catégories intermédiaires (catégorie B : instituteurs, infirmières, assistantes sociales, mais également majorité des agents des services fiscaux et des personnels des administrations centrales).

Dans le débat sur la revalorisation des salaires (rappelons que le salaire minimum de la fonction publique est inférieur au SMIC), il s'agit moins de discuter du montant du salaire de base que de sa progressivité : en effet, dans la fonction publique, le système de l'avancement, qui repose sur des structures paritaires (administrations, représentants syndicaux des personnels), n'aboutit, le plus souvent, à valoriser que la seule ancienneté, sans tenir compte ni des mérites personnels de l'agent, ni de la valeur de son activité, ni de l'accroissement de sa compétence lié à l'expérience acquise, aux formations suivies ou aux diplômes obtenus depuis l'entrée en fonction, ni de l'augmentation de la charge de travail liée à la mise en place de nouvelles structures.

Le secteur public regroupe des actifs plus diplômés que le privé, mais nettement moins bien payés (revenu annuel par ménage : 160 953 F pour les cadres du public contre 210 171 F pour les cadres du privé en 1984), plus jeunes et majoritairement féminins. Mais la fonction publique souffre également de l'absence d'intégration – dans son fonctionnement comme dans les grilles d'évaluation de ses salariés ou de ses structures mêmes – d'outils largement utilisés dans le privé (politique de communication interne, formation professionnelle continue, cercles de qualité) qui permettent l'expression et l'information des salariés, et suscitent leur participation. Bref, les outils modernes de gestion et d'incitation n'ont pas encore pénétré dans l'administration. Ainsi l'enseignement a-t-il été victime d'une absence de prévision pertinente de la croissance des besoins : une mauvaise appréhension des conséquences de la politique de massification qui, après avoir atteint les lycées (crises de 1987 et de 1989), pourrait bientôt toucher les universités, dont les effectifs, déjà pléthoriques il y a cinq ans, poursuivent leur croissance.

Le moral et la morale

Cette prégnance inconsciente et largement médiatisée de la valeur du privé comme modèle organisationnel de référence pour la société dans son ensemble trouble la vision que les agents de la fonction publique ont d'eux-mêmes. Ils ont progressivement perdu le sentiment de la valeur de leur mission (« Servir l'État, servir l'intérêt général ») ; ils n'ont plus le sens du service public. De plus en plus souvent, la fonction publique est considérée comme un moyen d'échapper au chômage : plutôt un poste sûr, même peu valorisant et mal payé, que le chômage. De toute évidence, cette situation ne peut pas contribuer à améliorer l'image des fonctionnaires.