Les difficultés à harmoniser les intérêts nationaux dans la nouvelle communauté apparaissent ensuite. Trois réalités dominent cette construction. En premier lieu, l'émergence de l'État russe et du sentiment national russe. La Russie a le sentiment d'avoir payé un prix très lourd à l'Union, de l'avoir portée à bout de bras. D'où le rêve assez majoritaire d'un État russe qui serait le pilier d'une communauté d'États slaves. Rêve en partie réalisé puisque la Russie, reconnue presque d'emblée par la communauté internationale, hérite le rôle international de l'URSS, notamment au Conseil de sécurité, ainsi que sa puissance (80 % du potentiel stratégique).

Mais, ici, elle se heurte à l'Ukraine dont elle ne veut pas accepter d'être séparée. L'Ukraine, où le sentiment national est encore plus vif, veut bien faire partie d'un ensemble avec la Russie, à condition d'avoir son armée, de battre monnaie, de conserver une partie de la flotte de la mer Noire et du nucléaire ; en bref, d'être un État totalement indépendant. Pour éviter la séparation, la Russie est prête à bien des concessions et, en même temps, reste intraitable sur le fond. Pour les dirigeants russes, aussi libéraux soient-ils, l'Ukraine et la Russie ne doivent faire qu'un. L'avenir seul dira ce qui, des solidarités forgées par l'histoire ou des volontés de séparation, peut l'emporter.

La Russie et l'Ukraine sont aussi confrontées au problème de la Communauté élargie aux États musulmans, peu développés, avides d'aide économique, et dont l'adhésion à la CEI présente le double inconvénient d'obérer leurs propres capacités de reconstruction et leur orientation strictement européenne.

Les difficultés de la prospective

Comment convaincre ces républiques qu'elles devraient se situer dans un cercle « extérieur », associées de très loin à la CEI, contraintes de ne compter que sur leurs propres moyens ? Est-il possible d'y parvenir sans développer aux abords des deux grands États slaves un vaste mouvement d'États islamiques, où Islam intégriste et misère lanceraient vers Kiev et Moscou des émigrants en masse et exerceraient une pression politique et économique intolérable ?

La Russie rencontre aussi ce problème à l'intérieur même de ses frontières, où Tatars, Bachkirs et autres groupes ethnoculturels disent leur solidarité avec le monde musulman et leur volonté d'être aidés tout en gardant le contrôle complet de leurs ressources. Certes, la Russie n'est pas la Yougoslavie ; elle a avec ses peuples enclavés une longue habitude de la cohabitation ; mais l'exemple de la guerre civile voisine suffit à hanter les esprits.

En 1991, l'URSS a été balayée par la combinaison des aspirations nationales et démocratiques. Mais tout atteste – et le cas de la Géorgie illustre cela – que la démocratie est difficile à développer dès lors que la contestation minoritaire pèse sur le pouvoir et sur ses choix. Si l'on y ajoute l'impossibilité d'améliorer les conditions de vie économique à court terme, et même leur inéluctable aggravation dans un premier temps pour prix des réformes radicales engagées et qui ne pouvaient être davantage repoussées, on conçoit quels périls pèsent sur la fragile entreprise de démocratisation, russe surtout. Si 1991 fut l'année où s'est achevé le processus de décomposition soviétique commencé de longue date, 1992 ouvre la période d'une tentative de construction démocratique inédite, ce qui en rend difficile toute vision prospective.

Hélène Carrère D'Encausse
de l'Académie française