Bruno de Cessole

Théâtre

Les deux moitiés des deux saisons composant l'année théâtrale 1991 confirment les tendances apparues pendant les années 80. On assiste à l'abandon progressif de la mise en scène conçue comme un art spécifique, et, corollairement, on retourne vers une tradition académique de la représentation du texte. Surtout, la création contemporaine se réfugie de plus en plus souvent dans les autres « arts du spectacle » : danse, opéra, cirque et cinéma.

À Paris, le Théâtre de la Ville accorde désormais une plus grande place aux concerts et à la « danse-théâtrale » inaugurée par Pina Bausch qu'au théâtre proprement dit (Mais où classer les marionnettes actrices de Philippe Genty ?). À Avignon, la programmation du festival 1991 consacre l'éclatement de la culture du spectacle. À cette occasion, un privilège longtemps accordé au théâtre est en train de disparaître : la cour d'honneur du palais des Papes est partagée entre les Comédies barbares de Ramón Del Valle-Inclán (mises en scène par Jorge Lavelli) et le Ballet de Francfort de William Forsythe, qui reçoit les faveurs des « opinions-à-la-mode » pour sa nouvelle formule du « cirque équestre musical » inventée par les Zingaro. Même le festival « off » ne remporte plus son habituel succès de sympathie : la spontanéité, l'humour et l'improvisation ont épuisé leurs charmes depuis le temps béni du café-théâtre et des avant-gardes, dont les « papes » répètent de leur côté les formules en les vidant de leur sens (comme dans les mises en scène de Mathias Langhoff et de Peter Zadek présentées à Paris en février-mars).

Une apparente exception confirme la règle de la « crise du sens » au théâtre : le spectacle le plus commenté de l'automne est une mise en scène de Patrice Chéreau sur un texte de Botho Strauss, le Temps et la Chambre, donnée au Théâtre de l'Europe à l'Odéon. Un bel exercice qui confirme, s'il en était besoin, le génie singulier de son auteur ; mais on s'interroge encore sur l'intérêt littéraire du texte, qui évoque une fois de plus la moderne et sempiternelle « conscience du vide » dont Wim Wenders s'est fait le témoin inspiré au cinéma. Les conventions théâtrales de Botho Strauss peuvent-elles avoir encore la même portée auprès du spectateur contemporain, qui met désormais le théâtre en concurrence avec les autres spectacles ?

Redéfinir ses pouvoirs

Le théâtre français cherche-t-il donc à s'enterrer lui-même en justifiant son univocité au nom de la tradition ? On pourrait appliquer à un nombre croissant de représentations parisiennes ces lignes que Chantai Aubry, dans la Croix, consacre pourtant à la création de la pièce d'un jeune auteur, Éric-Emmanuel Schmitt : « La mise en scène, quant à elle, est comme s'il ne s'était rien passé dans ce domaine depuis quarante ans. » La nouvelle génération veut-elle rompre avec les années de recherche et de création qui l'ont précédée ? Le cinéaste Patrice Leconte crée une fausse surprise en montant Ornifle avec Jean-Claude Dreyfus ; Jean Anouilh redevient la référence des jeunes hussards de la scène.

Mais les autres ignorent cette ambiance « réactionnaire », comme Stéphane Braunschweig, un élève attentif et irrespectueux d'Antoine Vitez, dont les quatre spectacles présentés au Théâtre national de Gennevilliers suscitent le vif intérêt de la critique. De l'insolite Don Juan revient de guerre d'Orvath au déroutant Ajax de Sophocle, Braunschweig synthétise les styles qui l'ont précédé, procédé renouvelé grâce à la rigoureuse économie sémantique qui prévaut dans son « Théâtre Machine ».

En ouvrant le Théâtre de la Métaphore à Lille (qui succède à la Salamandre de Gildas Bourdet), Daniel Mesguich fait preuve, avec persévérance, de la même attention à l'économie poétique du signe sur la scène et au plaisir du jeu : sa mise en scène « néohugolienne » de Marie Tudor initie son nouveau public à la richesse rhétorique d'un théâtre qui cherche encore à redéfinir ses pouvoirs spécifiques par rapport aux autres arts, à la littérature, à la philosophie. Une aventure fondamentale (re)commence à Lille.