Au cours des années 1980, ses concurrents n'ont plus eu qu'un seul concept à la bouche : les systèmes ouverts. Il s'agissait de définir des architectures de machines permettant leur compatibilité. Un logiciel de gestion de fiches de paie devait pouvoir tourner indifféremment sur une machine IBM ou sur Apple. Cet impératif a considérablement accru la concurrence entre fournisseurs, libérant des clients captifs. Mais les marges ont fondu de moitié. C'est ce qui a coûté la vie à une foule d'entreprises américaines ou européennes, entraînant un record de fusions. De nouveaux acteurs sont alors venus faire leur marché sur les décombres d'une informatique sinistrée, et le géant des télécoms ATT a pu ainsi prendre le contrôle de son compatriote NCR – l'un des derniers grands informaticiens américains indépendants – à l'issue d'une OPA hostile.

Mais la crise est également une aubaine pour les Japonais. Longtemps tenus pour quantité négligeable en informatique, les groupes nippons, limités dans ce domaine par un problème de langage, ne négligent plus la croissance externe pour s'internationaliser. Fujitsu est devenu le numéro deux mondial de l'informatique, détrônant l'américain DEC, en reprenant coup sur coup le leader britannique ICL et la division spécialisée du finlandais Nokia. Ce raz de marée japonais a d'ailleurs sonné le réveil de l'électronique européenne, traumatisée par les pertes colossales du « primus inter pares ».

Le néerlandais Philips a accusé pour la première fois de son histoire centenaire un trou de plus de 12 milliards de francs en 1990. Un programme, baptisé Centurion, a aussitôt été mis en place par son nouveau président, Ian Timmer. 55 000 suppressions d'emplois ont été décidées, tandis que le groupe batave était contraint de se retirer de plusieurs activités. L'informatique a été vendue à l'américain DEC, les activités de défense au français Thomson, sans oublier des abandons dans le domaine des puces, la clé pourtant des technologies électroniques. Philips, faute de moyens, s'est retiré avec fracas du programme de recherche de base sur les semi-conducteurs – Jessi –, ce projet européen censé redonner au Vieux Continent des atouts technologiques face aux grands concurrents japonais.

La force du Japon : l'intégration verticale

Contrairement à leurs rivaux occidentaux, les groupes nippons sont intégrés verticalement en électronique. Une stratégie qui leur confère une force redoutable. Les mêmes acteurs – NEC, Fujitsu ou Toshiba – sont à la fois des leaders dans le domaine des mémoires (ces composants électroniques qui envahissent de plus en plus les ordinateurs, les téléviseurs, voire les automobiles), mais ils sont aussi présents dans le téléphone, l'informatique ou l'électronique grand public. En quelques années, le Japon est parvenu à s'arroger 85 % du marché mondial des mémoires. Désormais maîtresse des prix, l'industrie japonaise a quasiment rayé de la carte les fabricants occidentaux de ces puces. Et elle tient désormais entre ses mains l'industrie occidentale consommatrice de puces, celle des téléviseurs comme celle des ordinateurs.

Le sursaut européen est pourtant laborieux à venir. C'est la bataille de la télévision haute définition (TVHD) qui devait redonner ses chances à l'industrie européenne. Grâce à une coopération nouée dès 1986 au sein d'un programme Eureka, qui réunit principalement Philips, Thomson et Nokia, un standard européen, le HD MAC, a vu le jour. Mais son introduction est un véritable casse-tête pour Bruxelles. La Commission entend en effet imposer progressivement cette nouvelle norme de transmission des images qui doit se substituer aux PAL et SECAM actuels. Or elle se heurte à l'hostilité des diffuseurs et de l'industrie des programmes qui n'entendent pas en payer le surcoût. Aubaine pour les fabricants qui voient miroiter un nouvel eldorado, à savoir le renouvellement d'un marché mondial de plus de 700 millions de postes, la TVHD coûte cher.

Il faut tourner les images dans un nouveau format, avec une nouvelle qualité technique. Et les diffuseurs n'ont guère les moyens d'investir à si long terme. D'autant qu'une nouvelle révolution technologique, venue d'Amérique cette fois : le saut au « tout numérique », vient jeter le doute sur les performances du standard européen. Là encore s'éprouve la grande force de la verticalité de l'industrie japonaise : au Japon, les profits réalisés grâce à la vente des téléviseurs, des baladeurs et autres magnétoscopes permettent à Matsushita ou à Sony de s'offrir Hollywood. Coup sur coup, l'industrie des programmes d'outre-Atlantique tombe dans l'escarcelle nipponne. En rachetant les studios MCA, Matsushita, premier fabricant mondial d'électronique grand public, se lance sur les pas de son challenger Sony qui s'était offert le premier fabricant mondial de disques CBS avant les studios de Columbia. Un contrôle de l'ensemble de la filière qui permet plus facilement d'imposer mondialement un nouveau standard d'enregistrement pour le son ou de transmission pour l'image. Avec Muse, la NHK, la télévision publique japonaise a, en effet, développé depuis près de 20 ans un standard de TVHD.

Un front uni transatlantique

Face au raz de marée électronique japonais, Européens et Américains ont décidé de se serrer les coudes. Pour la première fois, une coopération devient possible dans le domaine des puces, la matière première de ce métier, entre Jessi et Sematech, les deux organisations de recherche situées de part et d'autre de l'Atlantique.