Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

L'année dans le monde

Passer de l'ordre au désordre, d'un monde stable mais injuste à un monde peut-être moins injuste, mais à coup sûr plus instable : telle fut la réalité de l'année 1990.

L'ordre qui s'est écroulé était injuste : il était celui de la guerre froide, du rideau de fer ; mais il était rassurant, « équilibré », puisqu'il reposait précisément sur l'« équilibre » de la terreur. Le désordre qui s'installe est prometteur : l'Europe de l'Est est libre, les deux superpuissances ont perdu de leur superbe, les Nations unies paraissent enfin en mesure de jouer le rôle qui leur avait été assigné par les vainqueurs de 1945. Mais il est inquiétant : l'URSS est menacée par la disette et l'anarchie ; l'Irak tente, au Proche-Orient, de modifier la donne à son profit au risque de la guerre contre les États-Unis et ses alliés.

Les vieux démons

De l'effondrement du communisme et de la dissolution des blocs un nouvel ordre va-t-il naître ou bien un désordre potentiellement explosif va-t-il s'installer ? Cette question domine déjà l'année 1991, l'an 1, en fait, du troisième millénaire. Et, avec elle, la crainte que des excès du désordre naisse une aspiration tout aussi excessive à un ordre nouveau, qui balaierait les fragiles progrès de la démocratie. Cette crainte est d'autant plus vive que le passage d'un ordre à un autre est toujours ressenti comme un désordre. Déjà, 1990 a vu poindre à l'Est les premiers signes, à l'Ouest les prémices d'une résurgence d'un national-populisme de bien mauvais augure.

Tout se passe comme si, en Europe, la « parenthèse » de l'après-guerre avait été refermée, en même temps que s'ouvrait enfin le mur de Berlin. L'effondrement du fascisme et la découverte de l'Holocauste avaient donné à croire que le Vieux Continent était désormais garanti contre un retour de ses vieux démons. Or, les phénomènes migratoires de grande ampleur auxquels celui-ci doit déjà faire face et qui sont, plus encore qu'il ne le croit, devant lui, du Sud pauvre et sans perspective de développement vers le Nord surdéveloppé, de l'Est pauvre vers l'Ouest riche, nourrissent des réflexes de repli et facilitent la renaissance d'une idéologie d'extrême droite. Or, repli sur soi et aspiration à l'immobilisme se confondent souvent en une même aspiration, qui peut déboucher au plan politique sur un ordre musclé.

Cette montée de l'extrême droite, facilitée par la faiblesse et la division de la droite libérale (qui se traduit en France par des sondages situant son audience électorale autour de 15 % d'intentions de vote et qui n'a été entamée que pendant les quelques semaines qui ont suivi le triste épisode de Carpentras), est aussi la marque qu'une autre parenthèse se ferme, celle du gaullisme. C'est précisément au moment de la plus forte commémoration de la mémoire du général de Gaulle (1990 a été l'année du cinquantenaire de l'appel du 18-Juin, du centenaire de sa naissance et du vingtième anniversaire de sa mort) que le gaullisme a cessé de représenter la droite française, celle-ci revenant à des clivages plus anciens, incluant un fort courant d'extrême droite.

En tout cas, le général lui-même fait désormais l'objet d'une véritable vénération. Son action est aujourd'hui, au sens propre du terme, plébiscitée. Lui qui aimait à parler des « Français rassemblés » (c'est-à-dire ceux qui le soutiennent), par opposition aux « Français divisés » (c'est-à-dire ceux qui le critiquent), transcende tous les clivages. À dire vrai, l'Histoire prend de plus en plus le pas sur la mémoire immédiate : de tous les actes qui suscitent cet élan posthume, venu « des profondeurs du pays », ce sont l'appel du 18-Juin et la Libération qui dominent, beaucoup plus que l'action et la gestion du fondateur de la Ve République. Au-delà de ses faits et gestes, il est clair que le style d'autorité et de gouvernement du général n'est plus guère apprécié des Français d'aujourd'hui. Plus inquiétant, pour ceux qui seraient tentés de se réclamer d'une même façon de gouverner, il n'existe pas de postérité gaulliste, du moins aux yeux des Français. Seul Georges Pompidou est regardé comme le continuateur du général.