Les médias portent d'ailleurs une lourde responsabilité dans cette attitude nouvelle. La réalité qu'ils montrent est en effet souvent partielle, sinon partiale. Elle fait l'objet d'une mise en scène destinée à la rendre plus spectaculaire ; elle est en fait recréée.

Dans d'autres formes d'art, le réalisme n'est guère à la mode non plus. Les romanciers contemporains, tels Philippe Djian, Modiano ou Le Clézio, s'essaient à d'autres personnages, d'autres décors, avec d'autres styles que leurs aînés. La peinture moderne est de plus en plus intérieure et de moins en moins descriptive. Les sculpteurs ne reproduisent pas des formes : ils donnent du volume et du poids à des images abstraites. La photographie, la bande dessinée, les clips musicaux mettent en scène des héros symboliques qui évoluent dans des univers oniriques. La musique, de Jean-Michel Jarre à Michaël Jackson, utilise des instruments et des sonorités propres à déclencher le rêve. La publicité, qui participe de toutes ces disciplines artistiques, cherche aussi de plus en plus souvent à transcender la réalité du produit qu'elle vante : décors, acteurs, éclairages, angles de prise de vue, montage contribuent à inscrire les images publicitaires dans un « autre monde ».

Tous les créateurs semblent s'être donné le mot pour accorder à l'imagination une place plus grande qu'à l'observation. Comme leurs concitoyens, ils tendent à fuir une réalité qui les inquiète plus qu'elle ne les rassure. Ne trouvant plus leur inspiration dans la réalité quotidienne, ils en inventent une autre, qui se plie plus facilement à leurs désirs ou à leurs fantasmes.

Le grand retour du jeu

L'engouement croissant pour les jeux de toutes sortes s'inscrit aussi dans ce désir, souvent inconscient, de rêver sa vie. Le Loto est devenu pour 20 millions de Français un acteur potentiel de leur destin personnel ; le seul capable de leur permettre de changer d'existence, de la dévier ou seulement d'en enjoliver le cours. Les paris sur les courses, qui représentent chaque année plus de 30 milliards de francs, concernent (au moins occasionnellement) 8 millions de personnes. Au classique tiercé s'était ajouté le quarté, aux gains plus spectaculaires. À la fin de 1989 arrive le quinte, dont les parieurs peuvent espérer devenir millionnaires.

Les chaînes de télévision ont bien compris l'importance de la part du rêve et multiplient les occasions de « gagner ». Autour de la Roue de la fortune, des émissions de jeux (souvent importées des États-Unis) se sont installées sur toutes les chaînes et servent de locomotives aux journaux de 20 heures tout en accroissant les revenus publicitaires. Les films et les séries sont maintenant des prétextes à concours. Du voyage exotique au four à micro-ondes, la panoplie des « cadeaux » n'a de limite que celle de l'imagination. Car les producteurs savent que la carte du rêve coïncide avec celle de l'audience et de la rentabilité.

La quête de la fortune s'accompagne donc aujourd'hui de l'attente de la « bonne fortune », c'est-à-dire de la chance. Dans une société très structurée, où l'aventure est devenue un métier, on se donne le frisson en suivant celle des autres dans les médias ou en espérant être choisi par le hasard. Ces pratiques ne sont certes pas condamnables ; l'instinct du jeu et le besoin de rêve sont tous deux inhérents à la nature humaine. Mais on pourrait sans doute s'inquiéter de l'avenir d'une société où l'acte d'achat d'un bulletin du Loto tiendrait lieu d'effort individuel pour améliorer son sort.

Le développement des jeux vidéo n'est pas moins significatif de cette tendance à éloigner le réel. Ceux que l'on trouve dans les lieux publics (jeux d'arcade) ont atteint une sophistication extrême : simulateurs de pilotage, jeux d'aventure intergalactique ou de guerre à la Rambo. On les retrouve dans des versions à peine moins spectaculaires sur les ordinateurs individuels et les consoles que les enfants branchent sur le téléviseur familial. Leur caractéristique commune est de présenter une vision « fantastique » de la vie. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les simulateurs de pilotage ne ressemblent pas à la réalité ; ils la transcendent. Les avions, hélicoptères, voitures ou motos sont des engins de science-fiction ; ils explosent, produisent de terribles accidents... et repartent aussitôt, profitant de leur immatérialité.