Journal de l'année Édition 1990 1990Éd. 1990

L'année dans le monde

On ne peut plus désormais parler de la Révolution de 89 sans préciser de laquelle il s'agit. Du massacre de Tiananmen à l'ouverture du mur de Berlin et à la Roumanie, la portée des événements qui se sont succédé en 1989 est telle qu'ils feraient oublier, pour un peu, ceux de 1789.

Entre les deux révolutions, à vrai dire, les similitudes ne manquent pas : même culte de la liberté et de la démocratie, même foi dans la nation, même attachement jaloux à son indépendance, mêmes foules dans les rues pour obliger les gouvernements en place à se soumettre ou à se démettre.

Avant 1789, dans toute l'Europe, avant 1989, dans celle de l'Est, la légitimité du pouvoir échappait à toute contestation. Louis XVI et ses cousins de Madrid, de Londres ou de Berlin étaient rois parce que Dieu l'avait voulu. Le parti communiste régnait sur l'URSS et les pays de sa zone d'influence parce que la classe ouvrière l'avait voulu. C'est cette légitimité qui a été remise en cause avant d'être abolie. En Pologne, en Hongrie, en RDA, en Tchécoslovaquie et en Roumanie, le parti a dû renoncer à son rôle dirigeant.

En 1989 comme en 1789, le sacrilège a donc été non seulement commis mais validé. Le paradoxe veut qu'il y a deux siècles il a entraîné tout naturellement la contestation, puis la persécution de la religion, rempart du trône, alors qu'aujourd'hui il conduit à sa réhabilitation. En se rendant au Vatican, le chef du PC soviétique a implicitement reconnu que le bolchevisme n'était pas parvenu à substituer son paradis à celui du Ciel.

Jamais l'échec du communisme n'aura été aussi flagrant. Partout l'économie est à bout de souffle, la productivité pitoyable, la corruption générale. Deng n'a sauvé son pouvoir qu'en faisant tirer sur la foule et Ceausescu a perdu le sien avec la vie. Celui des dirigeants de Berlin-Est s'est effondré aussitôt que Gorbatchev les a invités à ne pas compter sur l'Armée rouge pour réprimer les colossales manifestations de Leipzig, de Dresde ou de la capitale. La Tchécoslovaquie a suivi.

Si les mêmes scènes ne se sont pas déroulées à Varsovie et à Budapest, c'est parce que, dans les deux cas, le régime I avait pris les devants et composé avec l'opposition. Écrasé aux élections qu'il avait imprudemment organisées, le PC polonais a dû confier la direction du gouvernement à un dirigeant de Solidarité que Jaruzelski, huit ans plus tôt, avait jeté en prison et les Hongrois sont en train de satisfaire une par une les ambitions qui avaient provoqué en 1956 la sanglante répression soviétique.

Quant au Kremlin, qui a abdiqué son rôle impérial, il a déjà bien assez de peine à maintenir son autorité sur des j républiques soviétiques qui, du Caucase à la Baltique, parlent avec une audace croissante d'indépendance.

Si l'on ajoute que de sévères pénuries frappent de nombreuses agglomérations, que des grèves ont longuement paralysé les mines de charbon, que la criminalité s'étend, que la presse contestataire, au tirage énorme, n'épargne rien ni personne, on comprend que Gorbatchev multiplie les voyages et les gestes de bonne volonté pour soulager son budget militaire et obtenir de l'Occident une aide financière et technologique massive. Que reste-t-il alors de l'ersatz d'ordre sur lequel reposait la paix en Europe ?

La grande question est redevenue celle de la réunification de l'Allemagne, pour laquelle Helmut Kohl n'a pas hésité, sans prendre l'avis de qui que ce soit, à présenter un plan en dix points. La communauté européenne saura-t-elle trouver le moyen de faire progresser parallèlement l'unité de l'Allemagne et celle du continent ?

Pour une Afrique du Sud qui, sous l'impulsion de son président Frederik De Klerk, paraît enfin décidée à liquider l'apartheid, pour une Malaisie ou une Namibie où le canon et la kalachnikov se sont enfin tus, combien de terres, y compris la plus « sainte », où l'on désespère de voir jamais refleurir la paix.

Le dialogue n'est toujours pas engagé entre l'OLP et Israël, et l'intifada continue de plus belle dans les territoires. L'accord de Taëf n'a pas réussi à réconcilier les Libanais, dont le nouveau président, élu après des mois de vaines violences, a été presque aussitôt assassiné. Les Khmers rouges, dont le seul nom évoque les plus sinistres souvenirs, sont à l'œuvre au Cambodge après le départ des Vietnamiens. On se bat toujours en Afghanistan, en Éthiopie, en Amérique centrale. Les États-Unis n'ont pas hésité à intervenir au Panama pour s'emparer d'un chef d'État accusé de trafic de drogue. La menace du Sida et des pollutions atmosphériques a pris la place, dans la conscience populaire, de l'épée de Damoclès.

La France, quant à elle, n'avait pas fini de célébrer le consensus politique et la reprise économique, que l'affaire des foulards islamiques venait montrer la difficulté grandissante de la cohabitation de communautés aux croyances et aux habitudes si distinctes. L'idée d'intégration répond, sur le papier, à la nécessité de réconcilier, par l'acceptation des mêmes valeurs fondamentales, des communautés qui ont du mal à se supporter. La soudaine poussée, aux élections partielles de la fin de l'année, du Front national prouve que l'on est malheureusement loin du compte.

André Fontaine