Autant de questions que soulève le vent de spéculation qui souffle aujourd'hui sur les œuvres d'art, et qui aboutit parfois à leur enterrement en beauté : les Iris se trouvent maintenant dans le coffre-fort de Sotheby's, tout comme ont disparu bon nombre de Renoir, Gauguin, Manet et Picasso qui ont fait ces derniers temps la une de l'actualité. Avant de réapparaître peut-être, dans quelques années, le temps d'une nouvelle transaction.

L'art de ne pas rater le train

Spéculation justifiée et amplifiée par l'exemple de certains profits formidables. Le plus spectaculaire fut l'adjudication en avril dernier par Sotheby's de l'autoportrait de 1904 Yo Picasso, à 47,8 millions de dollars (309 MF) : le tableau avait été précédemment adjugé l'équivalent de 2,6 MF à Londres en 1975, puis 5,3 millions de dollars (30 MF) en 1981. Il a donc une première fois multiplié sa valeur par 12 en six ans, puis par 10 en huit ans.

En 1975, le marché du tableau était, il est vrai, en pleine crise après le choc pétrolier de 1973. En 1989, il atteint des sommets. Ceux qui ont eu la bonne idée d'acheter dans le creux de la vague, en misant sur un inévitable redressement, sont aujourd'hui largement récompensés. Le comportement de la Caisse de retraite des chemins de fer britanniques est à cet égard exemplaire. Depuis 1974, cette honorable institution, judicieusement conseillée par Sotheby's, effectuait des achats systématiques sur des tableaux de maîtres : Monet, Manet, Degas, Renoir, Lautrec, Van Gogh, Cézanne, Matisse et quelques autres qui, remis aux enchères en avril 1989, ont été adjugés entre huit et vingt fois leur prix d'achat.

Des profits moins confortables, mais néanmoins substantiels, ont été réalisés sur les meubles anciens et l'argenterie. Ces deux terrains sont encore totalement négligés des chasseurs de « placements artistiques ». L'argenterie, en raison de la stagnation persistante de l'argent métal ; le meuble, à cause sans doute de sa fragilité et de son encombrement. Deux enchères surprenantes méritent pourtant d'être retenues pour l'année 1989 : les 12 millions de dollars (67 MF) offerts à New York pour un bureau-bibliothèque en acajou mouluré du xviiie s. Record absolu pour un meuble bien provincial, mais « early american », ce qui, là-bas, tient lieu de toutes les vertus ! En comparaison, l'adjudication à Monaco, pour 9,9 MF, d'une sublime armoire de Boulle, à la fine marqueterie d'écaillé et d'étain et aux superbes bronzes dorés semble bien ridicule.

En revanche, les ardeurs spéculatives commencent à atteindre le tableau ancien. Même si, dans ce domaine, les investisseurs se heurtent à l'acharnement des musées, décidés à ne pas laisser échapper les rares chefs-d'œuvre de la Renaissance encore en circulation. C'est, une fois de plus, le musée Getty, de Malibu en Californie, qui a acquis le superbe et sensible portrait du grand duc Cosme Ier de Médicis, âgé de 18 ans, par Pontormo, pour la somme de 35,2 millions de dollars (237,5 MF) chez Christie's devenant ainsi momentanément le tableau le plus cher du monde.

Spéculation : attention danger !

Cette course au record n'est pas sans risque. Il n'est pas question de nous voiler la face devant les rapports immoraux de l'art et de l'argent. Depuis Cicéron, et même avant, les deux sont inséparables, et l'on sait qu'au xviiie siècle, l'art était considéré par de fins amateurs, comme Gersaint et Mariette, comme une sûre valeur de plaisir autant qu'un investissement. N'oublions pas, néanmoins, que la valeur vénale d'un tableau repose d'abord sur sa valeur artistique, sur l'envie qu'ont un grand nombre de gens de le regarder ou de le posséder. À partir du moment où l'œuvre devient, comme on l'entend dans la bouche de certains marchands, « un produit financier » à mettre à l'abri dans un coffre de banque, le marché tombe aux mains des non-connaisseurs ; il continue alors sa hausse, non plus grâce à la beauté de l'œuvre, ni même à la notoriété de l'artiste, mais par l'effet de la spirale spéculative, autrement dit dans le vide, avec toutes les chances d'aboutir à une chute brutale.