Le marché du muscle

Le sport ne permet pas seulement de s'épanouir et de se surpasser, il est aussi devenu un enjeu social, politique et économique, notamment par le sponsoring. La compétition devient conflit et monte aux extrêmes ; les affaires de dopage l'ont montré. Et la religion du corps tend à remplacer celle de l'âme...

Scandale à Séoul : le doigt sur la détente, on attendait des tueurs à la solde du voisin du Nord, et l'on a vu arriver des dopés, quasiment surpris le pouce appuyé sur la seringue. Les jeux Olympiques se sont détruits eux-mêmes. Faut-il pour autant annoncer la fin de l'olympisme ? Les J.O. étant la « vitrine » du sport, doit-on s'attendre à la déchéance de l'Homo sportivus, ce modèle de la société contemporaine ? Il y a lieu d'en douter pour plusieurs raisons.

On doit d'abord remarquer que l'activité sportive est liée à la « dope », tout simplement parce que le sportif, dès qu'il dépasse le niveau de l'amateurisme gracieux et débonnaire, a besoin de compenser les pertes en vitamines et en hormones causées par l'entraînement et la performance. Pourquoi autoriser certaines compensations et interdire les autres ? La limite tracée par le Comité international olympique entre drogues licites et drogues illicites relève d'un règlement arbitraire, forcément arbitraire, rendu plus formel encore par les progrès pharmaceutiques. Il n'est même pas impossible qu'à partir des résolutions prises après le scandale de Séoul, le sport retrouve une certaine virginité si la technologie du « masque » tient ses promesses, qui permet au dopé de passer blanc comme neige à travers les contrôles. Soit dit en passant, le sport joue, pour l'innovation pharmaceutique et la puissante industrie qui en dépend, le rôle moteur tenu autrefois par la guerre. Plus que jamais une course-poursuite est engagée entre gendarmes et voleurs, entre contrôleurs et tricheurs. Sans même parler des stimulations artificielles qui ne font pas appel à la chimie médicamenteuse, par exemple la musculation par impulsions électriques. Sans même mentionner les ressources formidables, au sens propre du terme, que nous laisse déjà entrevoir le génie génétique.

À partir du moment où la raison d'État s'est emparée du nationalisme sportif, à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud, les comités d'éthique instaurés ici et là ne pourront hélas ! mener que des combats d'arrière-garde. Le sport est la continuation de la guerre par d'autres moyens, et Clausewitz nous a appris que la logique de la montée aux extrêmes est peu regardante sur les moyens. Cette leçon doit être rappelée avec d'autant plus d'insistance que, dans la conquête stratégique de l'espace, l'Homo sportivus pourrait bien être un maillon essentiel de l'évolution de l'espèce humaine.

L'athlète, cobaye et alibi

En fait, la réaction du « milieu sportif » au scandale de Séoul, qui fait suite à celui du Tour de France de 1988 et à bien d'autres déjà oubliés, est double. Au niveau des autorités, c'est la tentative d'épuration qui débouche, comme nous venons de le dire, sur des problèmes de simple technique. Au niveau des militants du « mouvement sportif », la défense, comme on peut le constater tous les jours dans la presse spécialisée, consiste à dire : les sportifs ne sont pas seuls à se doper ; en fait, tout le monde se dope, depuis les écoliers ou les étudiants à la veille de passer un examen jusqu'aux cadres « stressés » en manque de stimulants, en passant par les mères de famille déprimées et insomniaques. Et il est bien vrai que la drogue douce ne fait plus partie de la contre-culture réservée aux marginaux de la société ; elle a conquis droit de cité dans les entreprises, dans les familles, dans les lycées. En France, par exemple, la consommation de tranquillisants a été multipliée par deux de 1980 à 1987, et touche maintenant 30 % de la population, au moment même – et ce n'est sans doute pas un hasard – où l'usage de l'alcool est en baisse.

C'est là que l'on peut vérifier à quel point le modèle de l'Homo sportivus irradie l'ensemble de la société : le record, la performance, la compétition, la prise de risque sont des termes utilisés aussi bien sur les stades que dans la vie quotidienne. Même au lit, il est question de performances sexuelles ! Dans tous les cas, il s'agit de « tenir le coup », et le rapport au corps est devenu opérationnel. Les sportifs sont à la pointe de cette étrange aventure collective ; ils servent à la fois de cobayes et d'alibis, de héros et de boucs émissaires. Et l'on ne voit pas quelle autre profession pourrait tenir aujourd'hui ces quatre rôles à la fois.