La drogue, maladie sociale

À Vienne, au mois de juin, l'ONU a réuni les représentants de 138 États pour organiser la lutte contre la drogue.
Partout, des champions sportifs et des vedettes du spectacle se mobilisent. Désormais largement répandu, le fléau pourra-t-il régresser?

En 1968, l'explosion ludique de la société française avait fait de la « fête » une norme et de toutes les jouissances un droit de chacun. Vingt ans après, voici que vient le temps du souci, de la prudence et de la retenue. Hier – il y a une petite quinzaine d'années – dans les colonnes du quotidien Libération, paraissait un « Appel du dix-huit joint », en faveur de la légalisation des drogues douces, signé par les plus prestigieux intellectuels de l'avant-garde du moment. Aujourd'hui, en direct du journal télévisé de 20 heures, l'écrivain iconoclaste Cavanna exprime sa douleur devant la mort par overdose de sa petite-fille et sa rancœur contre tous ceux qui ont mené une vie au naufrage.

La toxicomanie n'est plus l'affaire d'esthètes mais l'affaire de la société tout entière et 1987 peut être choisie comme la date de ce moment où la collectivité, en France, achève de découvrir le prix de l'inconscience et de l'ignorance et que ce prix est d'abord payé par ses enfants.

C'est cette année qu'on vit, à l'Assemblée nationale, un 8 octobre, le député Michel Hannoun brandir un sachet de 2 grammes de haschich qu'il s'était procuré dans un magasin d'Amsterdam pour 75 francs, en vente libre, et qu'il avait rapporté sans incident. Déjà le 2 octobre, un autre député, Jean-Louis Debré, avait exhibé, devant ses collègues de la commission des lois, au Palais-Bourbon, une mallette contenant une sélection des divers stupéfiants (cocaïne, haschich, morphine, LSD, héroïne, cannabis, etc.), prouvant ainsi que tout un chacun, sans trop de difficultés, pouvait se fournir sur des marchés à peine clandestins.

Tout cela s'inscrivait dans le débat qui opposa Albin Chalandon, ministre de la Justice, partisan d'une criminalisation plus forte de l'usage des stupéfiants, à Michèle Barzach, ministre de la Santé, qui optait pour une approche plus médicale. Ce débat mérite d'être rappelé, car il est le signe que la toxicomanie était devenue problème de gouvernement, mais aussi que la classe politique, toutes tendances confondues, aura su résister à ses premiers réflexes de régler par des moyens institutionnels abstraits un problème de société et aura évité de tomber dans la panique et dans la démagogie.

Mais, ainsi, la politique ne faisait que relayer une prise de conscience collective dont les vedettes des médias s'étaient fait les interprètes. Citons à titre d'exemple Michel Platini, qui crée une fondation en vue de proposer aux toxicomanes guéris des stages de formation pour assurer leur réinsertion professionnelle, avec l'aide de divers groupes industriels ; ou encore la chanteuse Régine, qui, avec SOS Drogue International, ouvre une quinzaine de « Points-Parents », dont l'objectif est de permettre à l'entourage des toxicomanes de trouver un lieu d'accueil.

Tout commence avec le mythe romantique du rôle initiatique des stupéfiants. Ce fut Thomas De Quincey qui introduisit l'usage « poétique » de l'opium, ce Thomas De Quincey auquel feront écho Baudelaire et ses Paradis artificiels, puis Cocteau, et qu'Apollinaire évoquera dans Alcools :
« Et Thomas De Quincey buvant
L'opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe... »

Ce fut aussi Théophile Gautier, grand prêtre du « club des hachichines » ; ce fut Mallarmé, « une rose piquée de morphine », comme disait de lui Cocteau ; ce furent Pierre Loti, Claude Farrère, Colette, qui disait, à la fin de sa vie : « Je m'en voudrais d'être morte sans avoir connu l'ineffable bonheur de me dissoudre dans une pipe ; tout entière physique et pensée... » Ce fut, enfin, le surréalisme et son appel au « dérèglement des sens ».

Ce qui caractérise alors les consommateurs, qu'ils soient écrivains, musiciens, artistes, poètes, c'est que ceux-ci constituent un milieu spécifique d'esthètes. C'est, aussi, qu'ils attribuent à la drogue un effet incitateur qui s'inscrit dans leur activité de créateurs. Ils veulent y voir le moyen de transgresser les limites pour atteindre le sublime dans leur œuvre. On peut trouver là quelque chose qui correspond à l'usage des drogues dans les sociétés primitives, lorsque le chaman y voit le véhicule qui permet à son esprit de parler aux dieux et de connaître l'autre côté des choses. Il n'en va pas du tout de même aujourd'hui.

De la toxicomanie d'esthète à la consommation de masse

Est-ce le fait de la diffusion des modèles par les médias, de la massification des comportements qui en résulte, de l'affaiblissement des mécanismes intégrateurs des individus dans leurs groupes naturels ? Toujours est-il que l'usage des drogues a quitté ses espaces réservés et a changé de sens. Aujourd'hui, la drogue est affaire de tous et d'abord de jeunes ; et, si l'imitation des grands de la pop-music ou du jazz entre dans l'acte d'user des stupéfiants, ce n'est plus parce qu'on se veut créateurs comme eux. La génialité chimique n'est plus, comme chez Michaux, Burroughs, Charlie Parker ou Billie Halliday, un appoint pour mieux peindre, écrire, chanter, jouer. Elle n'est plus, comme dans les années soixante-huit, inscrite dans un processus de contestation, de rupture avec la société. Il ne s'agit plus de croire qu'en « s'éclatant » on se fait poète de son existence et que la seule création qui vaille, c'est celle de la jouissance dans le moment où elle a lieu : lorsqu'on quitte son corps, sa prose et, accessoirement, sa vie. Non. La drogue n'est plus l'aventure de l'homme moderne (avant qu'il ne découvre que son aventure était le chemin de sa destruction), mais une consommation prosaïque comme le tabac ; un fait de société qui s'accompagne du respect de la société. Sortie de la marginalité, sans le charme sulfureux que celle-ci lui donnait, la drogue ne s'est pas évanouie, elle s'est installée. Elle devient le petit geste quotidien qui n'auréole plus, et que n'arrête plus le sentiment d'une transgression. Il ne reste plus aux États et aux familles qu'à faire prendre conscience que la drogue est « nuisible » et que son rapport « plaisir-prix » est très défavorable. L'hygiène, la comptabilité sociale, le souci qu'a chacun de soi pallieront-ils le recul des valeurs ?