Panorama

Introduction

Un ami allemand s'étonnait qu'en français le même mot, « culture », désignât l'entretien des topinambours et la connaissance des théories platoniciennes. Eux, les Germains, ont, comme tant d'autres, deux substantifs différents : Kultur, qui faisait sortir son revolver à qui l'on sait, et Bau, pour le travail du potager.

À la décharge de notre sémantique, on parle, il est vrai, de champ culturel à propos de cet espace incertain où s'ébroue l'intellect et où le percheron brille par son absence. Ce champ est immense et il n'a pas rétréci en 1987.

Hélas, il est impossible de le mesurer. Seuls apparaissent en effet dans ce paysage flou les événements – enfin, ce que les médias ont décidé être des événements. Nous échappe donc tout ce que nous ignorons faute d'avoir été célébré. Nous savons en revanche beaucoup d'anecdotes, et même des hauts faits. Mais voilà : comment les classer ? Le monde de la culture a ceci de particulier qu'aucune hiérarchie n'y est envisageable puisqu'il englobe des disciplines multiples, malaisément comparables, et que le jugement de chacun n'est soumis à aucun critère impératif. La mort du peintre américain Andy Warhol est-elle plus ou moins importante que l'entrée de Marcel Proust dans le domaine public ? On restera muet.

Comment s'étonner dès lors que l'évocation d'une année culturelle ait toujours des allures d'inventaire ? Faute de pouvoir célébrer les naissances, on dénombrera ainsi les disparitions. Se retourner sur douze mois, c'est d'abord fleurir des tombes. Et 1987 fut une année cruelle, qui frappa, outre les beaux-arts avec Warhol, le spectacle et la littérature.

Parfois les deux à la fois, avec l'Argentin Copi, tué par le Sida, qui commença dans le dessin d'humour avec la Dame assise, s'amusa dans la publicité à jouer le rôle d'un fou-folle pour l'eau Perrier, et s'imposa dans le théâtre de l'absurde dont son compatriote Jorge Lavelli assurera la pérennité. Un peu comme Michel Galabru, qui, apprenant juste avant d'entrer en scène la mort de Jean Anouilh, joua ce soir-là l'Hurluberlu comme à l'accoutumée, pour que l'œuvre du dramaturge, elle, demeure et ne connaisse pas d'éclipsé.

La culture ne ferme jamais pour cause de décès. Aussi bien Marguerite Yourcenar, académicienne mais surtout écrivain marmoréen, est-elle en quelque sorte continuée par le grand cinéaste André Delvaux, qui présentera à Cannes son adaptation de l'Œuvre au noir. Ainsi encore le dernier film de John Huston, Gens de Dublin, d'après James Joyce, est-il sorti sur les écrans français plusieurs mois après les adieux du réalisateur. Et l'on lira toujours les violents romans de James Baldwin, chantre blessé de la négritude américaine, qui s'éteignit dans le midi de la France, où il avait trouvé une inspiration calmée.

Sur d'autres pierres tombales s'inscrivent, au féminin, au masculin, des noms d'ombres. D'elles et d'eux, on ne connaissait guère que les deux dimensions qui occupent un écran. Ces dimensions demeurent, donc ils et elles demeurent. Le cinéma et la télévision sont les nouveaux paradoxes du comédien : pour une éternité, dont le magnétoscope n'est pas le moindre garant, Fred Astaire continuera à danser des claquettes, Rita Hayworth ôtera lentement, très lentement, ses longs gants de chevreau, Lino Ventura, grande gueule et grand cœur, maugréera des sentences dont les meilleures étaient signées Michel Audiard.

Au demeurant, interrompront les puristes, Lino Ventura appartient-il à la culture, à la sous-culture, à la para-culture, à la crypto-culture ou à la pas-culture-du-tout ? Question identique pour Fred Astaire et Rita Hayworth : si mythiques qu'elles soient devenues, ces figures peuvent-elles être évoquées dans les mêmes pages, avec la même encre, que l'auteur des Mémoires d'Hadrien ou que celui d'Antigone ? Cette interrogation revêt un caractère tragique, un peu gênant aussi, avec le suicide de Dalida, chanteuse de niaises rengaines, mais sobre interprète du réalisateur égyptien Youssef Chahine.

L'incontournable problème est vieux comme les rues : la culture doit-elle camper sur un champ clos ou bien s'ouvrir à des formes d'expression (variétés, music-hall, vidéo-clips, fanzines...) dont l'aspect culturel ne saute pas toujours aux yeux ? Quels loisirs obtiennent leur visa, quels loisirs restent à la porte ? Célébrerait-on Molière s'il n'était que l'auteur de Monsieur de Pourceaugnac ?