Journal de l'année Édition 1985 1985Éd. 1985

Les illusions de la néo modernité

André Bercoff

Notre temps serait-il de séduction et de simulacre, crépitant uniquement de signes et de faux-semblants ? À lire, à voir, à entendre, à humer, à toucher, nos sens confirment que la société du spectacle semble régner d'encore plus indivise manière. Les médias ont la cote. Ce sont les journalistes qui disposeraient du pouvoir d'influence. Les politiques courent après leurs ombres télévisées, courtisent Michel Drucker et ne ratent aucune occasion de se montrer, en vertu du célèbre adage désormais traditionnel : « Tout ce qui apparaît est bon, tout ce qui est bon apparaît. »

Les jeunes créateurs de la mode la plus branchée, faute de vivre l'histoire, la remodèlent en d'infinies variations se situant à mi-chemin entre la caricature et l'hommage dérisoire. Ainsi, passer du look soviétique à la tenue collabo, de la jeunesse italienne version Vespa au samouraï japonais version technologies nouvelles n'est jamais qu'un exercice de style qui ne présente, dans nos sociétés occidentales, aucun risque majeur.

Peu importe d'être vraiment, si jouer à être en vaut la chandelle. Le jogging m'envoie les signes de ma santé, mes vêtements portent tous les signes d'appartenance tribale, dans la rue et les bureaux, dans les dîners et les salons, afin que nul n'en ignore.

C'est qu'il y a la peur diffuse d'une apocalypse sans cesse remise aux calendes orwelliennes mais que l'on sait néanmoins désormais, partout et à tout moment, possible.

Face à ce qui se prépare d'ici la fin du millénaire, l'inquiétude habite tous les pays, mais elle touche les populations à des degrés divers.

Plutôt moins chez les Américains, plutôt plus chez les Japonais, particulièrement réceptifs, et chez les Français, encore occupés par une relative confiance, largement teintée de témérité.

Il y a, de l'autre côté de la barricade, le bonheur tranquille qui a suivi la fin des idéologies, les désillusions lucides et la conscience désormais nette que n'existe plus de solution miracle. Dès lors, on s'investit joyeusement dans la micro-initiative individuelle ou de groupe. À commencer par les jeunes. Entendons leur souhait pressant de la promotion professionnelle, serait-ce au prix de l'effort réhabilité, écoutons leur désir exprimé de vivre dans une société qui favorise le goût du risque.

Mais connaissons aussi leur volonté de « bien vivre », leur joie de consommer plutôt que d'épargner, leur souci d'organiser leurs horaires à leur guise, de voyager davantage et, à l'encontre des idées reçues, de se consacrer à leur famille. Ici et maintenant sont les « aujourd'hui » qui résonnent de tous les possibles à notre portée.

Un jeune chanteur de rock écrit : « Je crois en deux choses : les dix commandements et moi. » C'est la grande réapparition de l'éthique et des valeurs : on se préoccupe des droits mais aussi des devoirs, des risques mais aussi des responsabilités, de la solidarité mais aussi de l'entreprendre.

Ni vedette, ni pilote de ligne, l'idéal, c'est avant tout d'être son propre patron, à tout le moins de faire ce que l'on aime, si du moins on est assuré d'un salaire même modeste.

Ainsi peuvent s'appréhender deux lames de fond qui ont passablement balayé l'horizon de l'année : le libéralisme et l'informatisation. Tous deux sont apparemment les mamelles de la sacro-sainte modernité, cet éternel monstre marin qui sort de ses grottes à chaque crise.

On n'a pas cessé de compter les récents convertis à l'ultralibéralisme. Tous les anciens chevau-légers de l'étatisation à outrance, les tenants de ce Tout-État qui fit la France enfourchent sans honte ni retard le dada du « laisser-faire », « laisser-aller ». Au nom de la Liberté, mieux encore, des libertés, on parle de régénérer la France. Premières victimes : les fonctionnaires. Ces pelés, ces galeux d'où nous vient tout le mal doivent disparaître dans une Saint-Barthélemy libératrice. Est-ce bien là une victoire quand il faudrait porter le fer dans toutes ces pesanteurs qui figent le corps social et plongent la France dans les délices d'un néoconservatisme teinté aux couleurs de libéralisme ? Du côté de nos gouvernants, c'est Le Trouadec saisi par la puce : la Lorraine doit devenir Silicon Valley en moins de deux ans et les micro-ordinateurs symboliser spectaculairement les poules au pot dominicales du roi François.