Débats

Solidarité : le tissu se déchire

« Guerres franco-françaises », c'est ainsi que naguère on avait qualifié des fractures aussi importantes pour la solidarité nationale que l'affaire Dreyfus ou Vichy. Cette fois, il s'agit plutôt d'une multitude de fissures, plus ou moins béantes, que d'un seul traumatisme. Mais ce sont ces fissures qui ont hâté le tournant d'un septennat né en 1981 sous le signe généreux des nouvelles solidarités. 1984 s'inscrira dans la conscience collective comme l'année de l'échec de la paix scolaire.

Fracture certes spectaculaire, mais dont les implications à long terme apparaissent sans commune mesure avec celles de la profonde déchirure du tissu social amorcée en ce même début d'année. Première entaille à la vieille solidarité ouvrière : le conflit à l'usine Talbot de Poissy qui rebondit dans la violence, les 3 et 5 janvier. Des affrontements très durs entre grévistes et non-grévistes retransmis à la télévision, beaucoup de téléspectateurs retiendront surtout que des immigrés, non contents d'empêcher la sortie des voitures, s'en sont pris à coups de boulons à des agents de maîtrise ou à des cadres français. Montée du sentiment xénophobe dans les couches populaires qui, on le sait, va se traduire par l'ascension corrélative du Front national de Jean-Marie Le Pen. Quand l'esprit de territoire ou les affinités de couleur de peau, ces solidarités « naturelles », imposent ainsi leur loi, tout le monde risque un jour ou l'autre de se retrouver l'étranger de quelqu'un.

Assistance sélective

Toujours plus malade économiquement, toujours plus assisté socialement : le cycle corse (et ses effets désagrégateurs) a contaminé en 1984, plusieurs régions françaises de vieille industrie : la Lorraine, qui pleure sa sidérurgie ; le Nord, qui porte à bout de bras ses charbonnages ; le Sud-Est et l'Ouest, qui ne trouvent plus de travail pour leurs chantiers navals. Mais, dans le même temps, personne ne se soucie des 40 000 licenciés économiques, venus pour la plupart du monde multiforme et mal connu de la PME, qui, dans le plus complet silence des médias, des politiques et même des syndicats, grossissent chaque mois les rangs des chômeurs. Ceux qui sont les moins payés et les moins bien protégés dans leur travail se retrouvent les plus dépourvus et les plus fragiles face au chômage.

Des révisions déchirantes

Insensible croissance d'une France pauvre dont l'acte de naissance officiel pourrait remonter lui-même à ce mois de janvier décidément fertile en révisions déchirantes pour les apôtres de la solidarité nationale. En effet, le 10 janvier, le CNPF, la CFTC, la CGC et la CGT-FO signent un protocole d'accord fixant les grandes règles du nouveau système d'assurance chômage. Celui-ci se dédouble désormais : d'un côté, l'assurance proprement dite, réservée à ceux qui ont pu cotiser suffisamment longtemps, et gérée par les partenaires sociaux ; de l'autre, les allocations qui relèvent de la solidarité nationale. Fin septembre le quotidien Libération dénonce « le raz-de-marée des largués du chômage ». Entre janvier 1983 et juin 1984, 600 000 personnes ont été exclues des deux systèmes d'indemnisation du chômage. Ils sont au total près de 1 million à ne toucher aucune indemnité. Oubliés de la solidarité nationale, les nouveaux pauvres, catégorie sociale la plus démunie, sont nés.

Restrictions

Un seul mois aura donc suffi à planter le décor de toute une année. 1984, c'est aussi l'année du coup de frein à la revalorisation des retraites et des prestations familiales. Symbole de la solidarité entre les générations, surtout avec un régime de répartition tel qu'il fonctionne en France depuis la guerre, l'avenir de notre système de retraite déjà menacé par la dénatalité, est en danger.

1984, c'est encore le premier budget de la Ve République prévoyant une baisse des prélèvements obligatoires. Ce qui implique a contrario moins d'aides de l'État dans tous les domaines, de la santé aux transports. Signe des temps, une importante conférence sur l'avenir de l'État protecteur s'est tenue en décembre 1983, sous l'égide du Centre européen travail et société, à Maëstricht en Autriche. Dans son texte introductif, le professeur Acheda, ancien ministre des Affaires sociales des Pays-Bas, montre que l'ambition des fondateurs du Welfare State visait à sceller une sorte d'interdépendance durable entre plein-emploi et protection sociale. L'un devait permettre de financer l'autre, et la seconde, en soutenant la demande, devait garantir le premier. Avec la crise et son cortège de chômeurs, ce cercle vertueux s'est transformé en un cercle vicieux.